George Floyd, pour vous des millions d’hommes et de femmes, des millions de jeunes ont formé, dans deux cents pays, le plus long cortège funèbre de l’histoire. Vous étiez le fidèle d’une église réformée de Houston qui ne regarde pas la mort comme un moment de désespoir, mais comme un rassemblement des solidarités et des espérances. Vous avez, en un jour, créé des millions de Blacks, de Nègres, de Niggas… de toutes les couleurs, et qui crient dans toutes les langues leur rejet des lynchages et de l’injustice ordinaire.

 

Leur colère est celle des foules immenses et des générations nouvelles qui n’accepteront plus la persistance séculaire de la discrimination des minorités, ni chez eux ni chez vous, cette oppression quotidienne, insidieuse, aléatoire et résistante aux lois.

 

Mais leur colère est aussi un drame intime : celui de milliards d’Afrodescendants dans le monde. Quelle que soit leur condition, qu’ils soient d’une communauté minoritaire appauvrie, reléguée et suspecte ; qu’ils soient une force majoritaire et libre ; qu’ils soient unis ou travaillés de divisions ; qu’ils forment nations ou tribus hostiles… chacun se demande dans ce qu’il a de plus intime : « Suis-je assez noir ? » C’est-à-dire assez solidaire, assez vigilant, assez conscient des séquelles contemporaines de l’esclavage, de l’apartheid ou du travail forcé.

 

Et vous, mes petits-enfants, Florence et Nathanaël aux yeux pers, Ayo, notre petit Yoruba blond, vous vous poserez la même question. Votre Afrique est restée pour le monde ce que les minorités afro-américaines sont restées pour les Amériques : l’envers et la négation du progrès des autres. « Serez-vous assez Noirs ? » C’est-à-dire assez rebelles, assez révoltés, assez fiers, assez confiants. N’y aura-t-il pour toujours que nos musiques, nos âmes et nos arts comme uniques métaphores de nos grandeurs et de nos libertés ?

 

Et moi, le « sang-mêlé », né incolore, puis-je jouer tout seul mon destin ; puis-je survivre seul et sans couleur quand tant de femmes, d’hommes et d’enfants sont prédestinés à l’inégalité et à la souffrance des destins volés ?

 

Longtemps j’ai cru qu’être noir ou blanc n’avait aucune réalité intime, que seules comptaient les barrières de classe, que les mérites républicains fabriquaient des vies réussies. Je me suis ému en son temps de la création d’une association représentative des Noirs de France. Comme si nous devions nous définir par le seul regard des autres, qu’il soit de sympathie, de désir ou de haine, et comme si nous devions nous accepter comme une minorité parce que nous étions « visibles »… Quel sens peut prendre une identité incarcérée dans la prison d’une couleur de peau ?

 

Cette identité carcérale est tout spécialement insupportable aux métis qui font en permanence l’expérience déconcertante du racisme minoritaire mais universel. Banquier en France, j’ai bien réussi pour un Noir ; Premier ministre en Afrique, j’ai bien réussi pour un Blanc…

 

Aujourd’hui, je crois que je comprends.

 

Les jeunes générations manifestent pour dire l’invisibilité des couleurs et l’universalité des valeurs. Il n’y a, dans une vie réussie, que ce qu’on fait pour effacer des haines avec du droit et des libertés. Que les polices soient noires ou blanches, exactement comme leurs victimes, il n’y a qu’un choix qui compte : celui de s’engager pour ceux qui n’ont pas le choix de leur destin.

 

Valeurs contre couleurs, grandeur de l’invisible et misère du visible, marches de fierté et droit de s’indigner. Merci George, j’ai compris. 

 

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