Contrôles au faciès : de l’injustice à la dignité retrouvée
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Les violences causées par la mort du jeune Nahel, tué à bout portant par un policier le 27 juin à Nanterre, ont littéralement embrasé le pays. Ce drame et ses conséquences soulèvent de nombreuses questions, qui dépassent les seules violences policières pour interroger plus largement les racines de la violence en France. Après la crise des Gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites, les occasions d’en découdre avec l’État et les forces de l’ordre se multiplient, essentiellement dans les villes. Pourquoi ces tensions extrêmes ? Quels sont les maux profonds dont la France ne parvient pas à guérir ? Qu’avons-nous raté dans la politique des banlieues, dans l’éducation et, plus largement, dans le processus historique d’intégration ?
Depuis sa création il y a près de dix ans (avril 2014), le 1 s’est donné pour mission d’éclairer notre époque avec les regards les plus variés d’experts, d’intellectuels, d’écrivains et, bien sûr, de journalistes. Il s’efforce ainsi d’introduire des réflexions et des explications durables, dans une société sans cesse dominée par l’éphémère et une forme d’amnésie. C’est pourquoi, fidèles à notre démarche de fond, nous vous ouvrons pour la première fois une sélection de nos archives (du 1, pour l’essentiel, et de notre trimestriel Zadig sur la France), en écho aux événements dramatiques de ces derniers jours.
Éric Fottorino
La voix de Michel Ratmi, 23 ans, est posée, le ton calme. Pourtant, le jeune homme est bien en colère. Une colère rentrée mais quand même. Il y a quatre ans, le jeune homme noir a croisé la route de la brigade anticriminalité des Sables-d’Olonne. Jusqu’ici, une routine pour lui. « Je me faisais contrôler jusqu’à une fois par semaine, se souvient-il. Bizarrement, mes amis blancs ne subissaient pas le même traitement. » Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2016, alors qu’il se trouve dans un bar du port avec des copains, la police interpelle un de ses amis à quelques mètres. Il tente alors de persuader les agents de ne pas l’embarquer, en vain. « Là, une voiture de la BAC arrive. Trois policiers sortent du véhicule. Deux me mettent à terre. L’un d’eux me menace avec une clé portée à la gorge, me tire par le cou et me fait entrer de force dans la voiture. À l’intérieur, avec son pied, il bloque ma tête entre le siège conducteur et le siège passager tout en me frappant au visage avec ses poings. Dans la voiture, je crache mon sang. » Les policiers, eux, l’accusent d’avoir résisté avec véhémence à l’interpellation, d’avoir blessé l’un d’entre eux à l’épaule et de s’en être pris à leur véhicule. Michel Ratmi conteste leur version, mais reconnaît avoir insulté l’agent de la BAC : « Je lui ai dit : "Espèce de pédé, pourquoi vous me frappez ?" »
« On peut donc être victime des coups des forces de l’ordre et être condamné ? C’est ça, la justice ? Si demain, il m’arrive quoi que ce soit, je ne ferai pas le 17. J’ai plus peur de la BAC que des voyous. »
Aux urgences, les médecins constatent une hémorragie à l’œil gauche, un saignement du nez et un œdème aux lèvres. La photo de son visage ensanglanté fait froid dans le dos. Pourtant, la justice le condamne en octobre 2019 à quatre mois de prison avec sursis pour outrage et rébellion envers les policiers. Sa plainte, elle, est classée sans suite. Il s’apprête à en déposer une nouvelle et s’interroge : « On peut donc être victime des coups des forces de l’ordre et être condamné ? C’est ça, la justice ? Si demain, il m’arrive quoi que ce soit, je ne ferai pas le 17. J’ai plus peur de la BAC que des voyous. »
Toute cette affaire a eu un impact dans la construction personnelle de Michel à un moment où il entrait dans la vie adulte : « Ça a créé beaucoup de stress alors que je devais trouver ma voie dans les études et, en même temps, gérer les échéances judiciaires. » L’équilibre, il tente désormais de le trouver avec sa petite amie, dans une nouvelle ville, à Nantes, où il est étudiant en BTS métallurgie. « On a nos projets d’avenir, confie Lucie. Mais on est toujours très choqués par ce qui lui est arrivé et par toute cette violence. Nous n’avons plus confiance ni en la police ni en la justice. »
Depuis plusieurs années, l’avocat Slim Ben Achour, qui a réussi à faire définitivement condamner l’État en novembre 2016 pour des contrôles au faciès discriminatoires, alerte : « La violence de la police constitue une entrave au développement des jeunes, à leur confiance en eux, à l’estime de soi. Elle est aussi dangereuse car elle crée une défiance vis-à-vis de la justice et de la République. »
« À Épinay, les policiers nous avaient même trouvé des surnoms : Aladin pour les jeunes Arabes, Kirikou pour les jeunes Noirs. Souvent, quand on les voyait on courait. »
C’est cette défiance que Mamadou Camara, 22 ans, exprime sans ambages. Ce jeune homme noir originaire d’Épinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, est lui aussi victime de contrôles policiers au faciès depuis son adolescence. Pourtant, jusqu’à il y a trois ans, il mettait rarement des mots dessus : « Ça a commencé quand j’avais 12, 13 ans et ça pouvait monter jusqu’à cinq contrôles d’identité par jour, parfois par les mêmes agents qui nous tutoyaient, nous appelaient par nos prénoms, raconte-t-il. Pour nous, c’est le quotidien, on ne connaît que ce rapport avec la police. » Une réalité confirmée par une enquête menée par le Défenseur des droits et rendue publique en janvier 2017. À l’humiliation des contrôles récurrents s’ajoutent les comportements racistes de la police. « À Épinay, les policiers nous avaient même trouvé des surnoms : Aladin pour les jeunes Arabes, Kirikou pour les jeunes Noirs. Souvent, quand on les voyait on courait. »
Le 1er mars 2017, avec sa classe de terminale, il descend du train en gare du Nord, de retour d’un voyage scolaire à Bruxelles. Sur le quai, trois agents contrôlent Mamadou et deux de ses camarades, Ilyas et Zakaria, tout en les tutoyant. L’un des policiers vide le sac de Mamadou devant toute la classe puis fait savoir qu’il est détenteur d’un casier judiciaire. Le jeune homme de 19 ans s’insurge. Les trois élèves, épaulés par leur professeure de lettres-histoire, Élise Boscherel, décident d’assigner l’État en justice pour discrimination raciale. En décembre 2018, ils sont déboutés mais font appel.
« Avant, j’aurais réagi en disant qu’il fallait tout casser, analyse Mamadou Camara. Aujourd’hui, je ne suis plus dans ce discours. Je n’ai aucun problème direct avec la police. J’ai des problèmes avec des mauvais policiers. » Cette prise de conscience lui a même donné l’envie d’intégrer les cadets de la République, une formation en alternance pour préparer les concours de gardien de la paix : « J’avais réussi tous les tests écrits et physiques. À l’oral, les policiers m’ont interrogé sur mes gardes à vue passées. Je leur ai dit que j’avais mûri. Puis, un des agents m’a demandé : "Vous attaquez la police en justice et vous vous voulez en faire partie ?" Je lui ai répondu que j’attaquais uniquement ceux qui avaient mal fait leur boulot et que si je souhaitais intégrer la police, c’était pour montrer aux jeunes victimes des contrôles au faciès que des bons policiers existent. » Quelques semaines plus tard, Mamadou Camara recevait une lettre de non-admission.
Pour leur avocat, Slim Ben Achour, le plus beau, c’est la façon dont ces jeunes se sont approprié le droit : « Ils en deviennent fiers ! Mamadou m’a dit un jour : "J’ai pris dix centimètres d’un coup !" C’est une expérience citoyenne émancipatrice. Et puis, il y a cette capacité à devenir des messagers. » Mamadou confirme. « Je préviens mes petits frères et sœurs, je leur dis de faire attention et de ne pas céder aux provocations de certains agents. »
Aly Diouara, 33 ans, agent territorial et directeur de l’association d’entraide Asad à la cité des 4 000 à La Courneuve, a voulu croire en une meilleure relation entre la police et les jeunes en banlieue, au point de s’engager personnellement pour la cause. Jusqu’au jour où la police a débarqué chez lui. C’était le 9 décembre 2009. Les policiers avaient identifié le domicile familial d’Aly comme celui d’où auraient été tirés des projectiles les visant directement. « L’un d’entre eux a dit : "Une main noire a été vue au septième étage." C’était fou parce que, ce même 9 décembre, je participais à une réunion pour améliorer les rapports entre les jeunes et la police en présence d’élus, d’un chargé de mission du ministère de l’Intérieur et… d’un agent de la police nationale ! Ma petite sœur, seule à la maison et effrayée, n’a pas voulu leur ouvrir la porte ! » La police revient alors cinq jours plus tard, cagoulée et armée, défonçant la porte d’entrée et embarquant toute la famille, hormis les parents absents. « Depuis ce jour-là, je n’ai plus aucune confiance dans la police, ni même de respect pour elle. En garde à vue, un des policiers m’a jeté à terre. J’ai subi leurs contrôles à répétition, leur tutoiement déplacé, j’ai vu des policiers faire des doigts d’honneur à des enfants. Tout le travail qu’on avait initié, ils l’ont détruit. L’impunité dont ils jouissent est insupportable. Cette police est tout sauf républicaine. Chez nous, c’est l’institution tout entière qui pose problème. »
« Le premier responsable, c’est l’État. C’est lui qui gère la police, lui qui laisse faire, lui qui protège ceux qui agissent mal. »
Alors, en entendant les annonces récentes du ministre de l’Intérieur, Aly Diouara craint les effets de com’. « Les caméras-piétons, les policiers sont libres de les activer ou non ; la technique du plaquage ventral, elle, n’a pas été interdite alors qu’elle est au cœur des enquêtes sur les décès d’Adama Traoré et de Cédric Chouviat. Je ne crois plus en ces gens-là. »
C’est depuis Montpellier où il s’est installé pour « aller voir autre chose » que Mamadou Camara observe la mobilisation contre les violences policières. « C’est trop facile de mettre 100 % de la responsabilité sur les épaules des policiers, estime-t-il. Le premier responsable, c’est l’État. C’est lui qui gère la police, lui qui laisse faire, lui qui protège ceux qui agissent mal. S’il y a bien une chose que j’ai apprise avec notre action en justice, c’est qu’en se bougeant, les choses peuvent changer. À Épinay, je me fais moins contrôler. Désormais, je ne laisserai jamais plus passer ni les tutoiements ni les contrôles répétitifs. » Après les souffrances et la prise de conscience, une certaine dignité retrouvée.
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