Chaque pays connaît ses heures ou ses instants de gloire qui résonnent à jamais dans la mémoire des peuples. Pour les hommes et les femmes de ma génération, comme pour nombre d’Égyptiens plus jeunes, l’histoire du canal de Suez en fait partie.

Il aura fallu dix ans pour creuser cette voie majeure pour le commerce mondial, ce trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Dès mes premières lectures, j’ai été choquée par le sacrifice des ouvriers égyptiens, taillables et corvéables à merci, travaillant dans des conditions inhumaines. Cent vingt mille d’entre eux l’avaient payé de leur vie.

Jeune étudiante, j’étais férue de lecture et me posais mille questions. À ma grande surprise, j’appris qu’en 1882 les forces britanniques, n’ayant pas réussi à entrer en Égypte par Alexandrie, avaient décidé d’occuper le pays en faisant passer leur flotte par le canal de Suez, plus à l’est. C’est là que Ferdinand de Lesseps, président de la Compagnie, nous a trahis. Il avait promis à Ahmed Orabi, le leader du mouvement nationaliste de l’époque, que le canal resterait neutre et qu’il n’autoriserait pas le passage de la flotte britannique. Or, ce fut le point de départ de l’occupation britannique qui allait durer 74 ans… Tous les Égyptiens ont encore en mémoire la trahison de Lesseps. Ils refusent aujourd’hui encore l’idée même que soit réinstallée sa statue à Port-Saïd, cette statue qu’ils ont abattue lors de l’agression tripartite de 1956.

J’ai travaillé pendant des années sur les archives de mon père. À la maison, dans une armoire de son bureau, j’ai découvert de nombreux documents rédigés de sa propre main. C’est là que j’ai compris les vraies raisons de la nationalisation de la Compagnie de Suez, l’enthousiasme que cette décision a suscité en Égypte, dans le monde arabe et dans tout le tiers-monde. C’est là que j’ai compris aussi la folle réaction de l’Occident, qui devait se traduire par l’agression tripartite contre l’Égypte, en octobre 1956 !

Gamal Abdel Nasser avait prévu de construire un haut barrage sur le Nil pour irriguer de façon permanente 350 000 hectares, augmenter la superficie agricole d’une surface équivalente et produire 10 milliards de kilowattheures par an. Il avait conclu un accord avec le gouvernement américain, le 16 décembre 1955, stipulant que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Banque mondiale prendraient en charge le financement du projet, à hauteur de 1,3 milliard de dollars.

Las ! le 20 juillet 1956, le secrétariat d’État américain renonçait au financement du haut barrage, au prétexte que les ressources économiques de l’Égypte étaient insuffisantes et que ce projet porterait atteinte aux droits d’autres pays – le Soudan, l’Éthiopie et l’Ouganda – sur les eaux du Nil… Aussitôt, la Grande-Bretagne et la Banque mondiale emboîtèrent le pas aux États-Unis.

Ce soir-là, mon père rentrait au Caire accompagné du Premier ministre indien Nehru, après la conférence de Brioni qu’ils avaient tenue avec le chef d’État yougoslave Tito. C’est à son arrivée à l’aéroport qu’il apprit la nouvelle. Il dut se résoudre à trouver un autre financement pour le haut barrage. Ce serait le canal de Suez ! À l’époque, la quasi-totalité des recettes du canal tombait dans l’escarcelle de la société franco-britannique.

Le 26 juillet, lors de son célèbre discours public à Alexandrie, Nasser surprit le monde entier. À l’époque, j’étais trop jeune pour comprendre vraiment la portée de cet événement. Mais lorsque j’ai commencé à étudier les discours de mon père, en 1996, j’ai éprouvé une vive émotion en réécoutant la réaction festive et bruyante de la foule présente, comme au nom d’Allah que les gens scandaient !

La suite, on la connaît. Ce fut la rencontre secrète de Sèvres, entre les représentants des gouvernements français, britannique et israélien. C’est là que fut fixé le scénario du complot contre l’Égypte qui débuta le 29 octobre 1956 par une attaque israélienne de grande ampleur.

Dès le début de l’agression, mon père quitta notre domicile de Manchiyyet el-Bakri pour rejoindre le siège du commandement de la Révolution, sur les bords du Nil. Nous autres, nous nous rendîmes dans le quartier de Zamalek, loin de l’aéroport militaire d’Almaza qui était trop proche de notre maison. Mon père tenait à ce que nous restions au Caire.

L’agression tripartite se termina par une victoire politique de Nasser. Il était devenu le héros du monde arabe, un héros qui n’avait pas baissé les bras devant l’ennemi.

Voici quelques années, je me rendis à Bahreïn. Là, on me raconta comment les ouvriers locaux s’étaient étendus de tout leur corps sur les pistes de l’aéroport de la base militaire britannique qui s’y trouvait en 1956, afin d’empêcher les avions ennemis de décoller pour aller frapper l’Égypte.

Après toutes ces années, une question revient en boucle chez les ennemis de Nasser : pourquoi avoir nationalisé, puisque le canal devait de toute façon revenir à l’Égypte en 1968 ? D’abord, il ne faut pas oublier que l’Égypte avait le plus grand besoin de créer le haut barrage. Ensuite, il apparaît clairement, dans tous les documents britanniques que j’ai pu consulter, qu’il serait fait en sorte que le mandat de la Compagnie soit prolongé au-delà de 1968.

L’Égypte, en 1956, devint un modèle de résistance à l’oppression, à la colonisation et à l’agression étrangère. En mai 2000, je rencontrai Nelson Mandela au Cap, en Afrique du Sud. Je me souviens encore de ses mots : « Lorsque Nasser a nationalisé le canal de Suez, du fond de ma cellule, j’ai regardé la fenêtre et me suis dit : maintenant, j’ai l’espoir de voir mon peuple se libérer. » 

Traduit de l’arabe par JEAN TARDY 

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