La construction du canal de Suez est-elle le premier acte de la mondialisation commerciale moderne ?

Si les câbles sous-marins furent et restent le vecteur de la mondialisation financière (entre Brest et Cape Cod aux États-Unis en 1869 ; entre Londres, Hong Kong et l’Australie en 1871), les canaux de Suez puis de Panama ont accéléré la mondialisation commerciale. Le canal de Suez fut l’un des outils stratégiques de la domination britannique et du contrôle de la fameuse « route des Indes », perçue à Londres comme une voie domestique. Lorsque le Royaume-Uni renonça à l’empire des Indes, en 1947, puis à ses bases militaires en Asie en 1967, on caractérisa ces territoires comme étant « à l’est de Suez », allusion au poème Mandalay de Kipling (1890), sur la Birmanie : « Envoyez-moi à l’est de Suez où le meilleur est comme le pire… »

Qu’est-ce que le canal a changé au Moyen-Orient ?

Le contrôle du canal et des gisements de pétrole de la péninsule arabique fut l’objectif constant de Londres puis de Washington au xxe siècle. Le pacte passé en 1945 par Roosevelt et Ibn Saoud sur le croiseur américain Quincy, ancré à Port-Saïd, a troqué la garantie de sécurité offerte par les Américains contre celle de l’approvisionnement pétrolier. Cet accord est aujourd’hui caduc, car les États-Unis n’ont plus besoin du pétrole saoudien. J’ai toujours pensé qu’il y avait une corrélation forte, mais jamais exprimée entre la déclaration Balfour de 1917 et le souci anglais de maîtriser les deux rives du canal. En créant un « foyer juif » en Palestine, les Britanniques entendaient écarter la France de la maîtrise de la rive orientale du canal. Enfin, c’est en 1956 que Londres et Paris, s’opposant par les armes à la nationalisation du canal par Nasser, ont essuyé une défaite diplomatique face à Moscou et à Washington. L’Égypte y a gagné une centralité politique dans le monde arabe.

Quelle est l’importance géopolitique et commerciale du canal aujourd’hui ?

Le canal voit passer un peu plus de 10 % du commerce mondial avec un trafic d’environ 3 millions de tonnes par jour. Les chiffres des transits maritimes sont les « feuilles de température de la planète », écrivait Paul Morand. Suez est l’axe principal des échanges entre l’Europe et l’Asie, et l’une des artères d’approvisionnement de l’Europe en pétrole et en gaz (le Qatar envoie cinq méthaniers vers le marché européen par semaine). Lieu de passage obligé entre les bassins de la Méditerranée et de la mer Noire et l’océan Indien, il intéresse les puissances qui y installent des bases navales (Japonais et Chinois à Djibouti, Russes à Port-Soudan) et y déploient une présence militaire (Émiratis en Érythrée et au Yémen, projets turcs en Somalie). Dans le climat de tension internationale actuel, la mer Rouge, le canal et les détroits regagnent une importance stratégique réelle.

Le canal borde le Sinaï, qui abrite aujourd’hui des groupes djihadistes. Est-ce une menace ?

Les groupes djihadistes sont surtout actifs au nord du Sinaï et surveillés tant par l’Égypte que par Israël, en étroite coopération. La sécurité du canal et de ses abords est la priorité absolue des autorités égyptiennes dès lors que tout attentat contre un navire voguant sur le canal aurait un impact international considérable. Le rapprochement en cours entre Israël et l’Arabie saoudite a d’abord une dimension sécuritaire ; il s’agit de se montrer vigilant face aux éventuelles menaces découlant de la fourniture d’armes par l’Iran au Hamas et au Hezbollah.

La place du canal de Suez est-elle menacée par le projet chinois des « routes de la soie » ou par les futures routes polaires ?

Moscou a tenté d’exploiter le récent incident à l’entrée du canal pour communiquer sur la route arctique du Nord-Est, qui voit passer 33 millions de tonnes de produits par an (soit 12 % du volume passant par Suez). Cette route pourrait être plus fréquentée si le changement climatique s’accentue, mais elle suppose d’avoir des convois menés par des brise-glaces atomiques. Ce ne sera pas une voie alternative au canal de Suez. Les autres concurrentes sont le Transsibérien, dont l’activité augmente, et les voies ferrées germano-polono-chinoises qui relient la Chine centrale et le port fluvial allemand de Duisbourg (environ 12 000 trains en 2020). L’incident de Suez est survenu à un moment d’intense interrogation sur la réorganisation de la mondialisation pour réduire les situations d’excessive dépendance, les émissions de carbone par les navires et la forte hausse du prix du fret liée à la crise économique. 

 

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