Voyage vers l’Inde !
Pour toi mon âme, ce tableau double,
Apercevant en l’un les prémices, l’ouverture du canal de Suez,
Apercevant en lui la file des vapeurs qui accompagne l’impératrice Eugénie en tête du cortège,
Remarquant depuis le pont l’exotique paysage, le ciel pur, le sable plat dans le lointain,
Passant en revue rapide les figures pittoresques, les gangs d’ouvriers,
Les dragueuses géantes.

Dans le second tableau, bien différent (quoique à ta mesure, lui aussi, toi mon âme),
Je vois, sur mon propre continent, la voie ferrée vers le Pacifique triompher de tous les obstacles, […]
Unissant Ouest et Est les deux océans,
Route allant de l’Europe à l’Asie.

(Ah ton rêve, ô Génois ! oui ton rêve,
Voici qu’après tant de siècles dans la tombe,
Le rivage que tu abordas fait la preuve de ton rêve.) […]

Toi rondure de l’univers tu es enfin accomplie !

 

Extrait d’« Embarquement pour l’Inde ! », Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. Jacques Darras © 1989, 1994, Éditions Grasset & Fasquelle

 

Dans le canal de Suez, Walt Whitman voit une merveille née de la science moderne autant que des fables d’antan. Lui qui n’a jamais quitté le Nouveau Monde chante la puissance du rêve, comme les ingénieurs qui l’accomplissent. Naïvement, le barde américain croyait que le progrès technique irait de pair avec la fraternité universelle. Il s’est trompé.  

 

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