Même si elle n’en constitue qu’une partie infime, la gravure illumine toute l’œuvre de Soulages. Passion cyclique et creuset d’expérimentation, l’ensemble de ses eaux-fortes, qui sont toutes conservées au musée de Rodez, donne à voir « quelque chose qui ne pouvait pas apparaître dans la peinture ».

Soulages est déjà un peintre accompli quand il expérimente cette technique. Encouragé par deux amis, l’imprimeur parisien Roger Lacourière et le peintre allemand Hans Hartung, il s’initie à l’eau-forte dans les années 1950. Ses premiers travaux sont la reproduction de son œuvre peint. Il ne s’agit encore que de « gravure d’interprétation ». L’artiste grave ses motifs sur une plaque de cuivre et, après un bain d’acide, l’enduit d’encre et la presse sur le papier.

Un jour, par accident, l’acide vient à percer la plaque que Soulages décide quand même d’imprimer. Il découvre alors, à l’endroit du trou, une réserve blanche dont la lumière intensifie le noir de manière exceptionnelle. Cette découverte marque le début d’un nouveau processus créatif : une « collaboration, dit-il, entre un hasard que je provoque, la morsure de l’acide, et moi ». Au fil du temps, les eaux-fortes de ­Soulages s’affranchissent de ses peintures pour devenir un genre en soi : motifs striés d’ocre, de rouge, de brun et de bleu, criblés de trous qui accrochent la lumière.

Soulages ne s’arrête pas là. Il laisse libre cours à l’acide, qui ronge les bords de la plaque jusqu’à en faire disparaître les contours. Il joue aussi avec l’impression de la plaque sur le papier en créant par pression des reliefs inattendus. L’eau-forte sort de son cadre et le papier « vit sa vie de papier ». Soulages en vient même à rêver qu’on expose ses œuvres gravées sans l’obstacle d’un verre de protection, car « la gravure appelle un regard proche, c’est un objet qu’on peut presque toucher du regard ».

La gravure n’est cependant jamais devenue chez Soulages une pratique régulière. Comme toutes ses autres activités, elle est périodique, advient par « crises ». « J’ai des crises de gravure comme j’ai des crises de peinture ou des crises de litho », déclarait-il en 1974. Selon Benoît Decron, directeur du musée Soulages de Rodez, l’artiste a exploré toutes les techniques d’impression : « Ses lithographies et ses sérigraphies sont plus proches de la peinture, mais il a toujours eu un souci d’invention, ­d’innovation. Et ce sont sans conteste ses eaux-fortes qui ont fait l’objet de la réflexion la plus approfondie et de l’expérimentation la plus poussée. »

En l’espace de quarante ans, Soulages produira 49 eaux-fortes. Dans ce travail patient aux motifs à la fois rongés et troués transparaît une véritable fascination pour l’effet du temps sur la matière. Par son action corrosive, l’acide use et détruit les formes comme le temps. Un travail d’érosion que l’artiste réussit à capter grâce à son œuvre : « Les formes obtenues en quelques minutes pourraient être celles que font les siècles sur une matière, c’était un peu le temps piégé par une matière. » Mais Soulages ne s’arrête toujours pas là. Il expérimente encore et fait mouler certaines de ses plaques en bronze pour en faire des sculptures en bas-relief. Le travail de l’artiste n’est plus tout à fait le même. Il consiste à creuser et à polir, à faire jouer ensemble lumière et matière. Premier pas vers ce qui deviendra en 1979 les célèbres Outrenoirs

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