– Sarajevo, monsieur !
– Quoi, Sarajevo ?
– Il faut attendre que le sucre fonde.
– Quel sucre ?
– Le problème, monsieur, n’est pas de savoir si les Balkans sont solubles dans l’Europe, mais au contraire si l’Europe va se dissoudre dans les Balkans. Le sucre. Il faut attendre. Qu’il fonde.
– Je ne comprends rien.
– Nous non plus. Parfois le sucre est insoluble.
– Mais… qu’est-ce que vous avez fait à ce dialogue ?
– Nous ? Rien. Il s’est balkanisé tout seul.
– Balkanisé ?
– Atomisé, fragmenté, démantelé, décom­posé, effrité, dispersé, fait scission. ­Balkanisé. C’est le droit des mots à disposer d’eux-mêmes.
– Ça n’a plus aucun sens.
– On ne dit pas le contraire. C’est ce qui arrive quand chaque mot veut avoir son mot à dire.
– Mais... vous ne voulez pas former une phrase ?
– Ah mais on y arrive très bien. On appelle ça une fédération de mots. Ce qu’on refuse, c’est le paragraphe. Plus généralement, le texte.
– C’est votre déclaration d’indépendance ?
– Voilà. C’est la seule chose sur laquelle on tombe d’accord.
– Donc vous dialoguez !
– Disons qu’on monologue ensemble. Ou plutôt côte à côte.
– Et l’Europe ?
– Quoi, l’Europe ?
– Vous ne voulez pas y entrer ?
– On y est déjà, non ? C’est plutôt elle qui reste à la porte.
– Mais l’unité ?
– L’unité, on est pour. Chacun la sienne. Une culture, un peuple. Et hop ! On dispose.
– Mais si chacun prend son indépendance, à la fin tout le monde est tout seul, chacun dans son coin.
– Oui mais chacun chez soi.
– Vous ne craignez pas la disparition ?
– Quelle disparition ?
– Une nation, c’est comme une langue, un système de différences. Un mot tout seul ne veut rien dire. Imaginez que les lettres ­aussi veuillent prendre leur indépendance ?
– Votr- m-taphor- n’-st qu’un- comparaison. On n- parl- pas d- mots, mais d- p-upl-s, d- populations.
– Qu’-st-c- qu- vous dit-s ?
– Pas d- paniqu-. C’-st un att-ntat linguistiqu-. Un- s-ul- l-ttr- vous manqu- -t tout -st d-p-upl-.
– Quoi ?
– Je disais : « Une seule lettre vous manque, et tout est dépeuplé. »
– Ah ça y est, le e est revenu. C’est quand même mieux avec, non ? Je parlais de La Disparition, le livre de Georges Perec, entièrement écrit sans la lettre e.
– Vous voyez qu’on peut s’en passer ! La Yougoslavie, c’était un Golem.
– Un ?
– Golem. À Prague, un rabbin, au xvie siècle, aurait tiré une créature de la terre juste en la nommant. Un monstre à la Frankenstein, pour protéger sa communauté. Sur son front, il avait écrit EMET : « Vérité » en hébreu.
– Quel rapport ?
– Quand sa créature a commencé à lui échapper, il a effacé une lettre. EMET est devenu MET : « Mort » en hébreu. Plus de Golem !
– Je comprends. La Yougoslavie était un Golem sorti de la terre de la Première Guerre mondiale. Si on enlève une lettre, c’était même un Lego.
– Ça vient de plus loin, des guerres napoléoniennes : le Code civil, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Révolution française. La souveraineté du peuple, tout ça, c’est la faute à ­Rousseau. Alors après faut pas venir vous plaindre. Vous aimez le foot ? Vous avez vu que la France risque de jouer contre la ­Bosnie-et-Herzégovine ? Ironique, non ?
– Pourquoi ironique ?
– Parce que. 1914 : Sarajevo, guerre mondiale. 2014 : Coupe du monde. Mais au fond c’est la même chose.
– Je ne comprends pas votre logique.
– Vous savez ce que disait Tito : « La ­Yougoslavie a six Républiques, cinq ­nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti. »
– Et alors ?
– Maintenant elle a deux équipes en Coupe du monde. La Croatie, et la ­Bosnie-et-Herzégovine. Avec la Serbie, la Slovénie et le Monténégro, ça fait cinq équipes nationales.
– Vous oubliez la Macédoine.
– Oui. Six. Mais on n’a pas le droit de dire Macédoine, à cause des Grecs, qui voulaient garder le nom pour eux. On dit ARYM : Ancienne République yougoslave de Macédoine.
– C’est pratique !
– Avec le Kosovo, ça fait sept.
– Le Kosovo ? C’est moins peuplé que Marseille ! Si Marseille déclarait son indé­pendance, l’OM pourrait jouer la Coupe du monde ?
– À une condition. Il faut faire partie de l’ONU avant d’intégrer la FIFA ou ­l’UEFA. Mais la FIFA a décidé d’autoriser le ­Kosovo à jouer des matchs amicaux. Comme la Guadeloupe, la Corse ou la ­Catalogne. ­Platini, qui préside l’UEFA, n’est pas content.
– Il a raison. Une nation, ce n’est quand même pas un club !
– Si vous le dites. Vous savez, depuis 1945 le drapeau yougoslave était celui de l’Étoile rouge de Belgrade. Notre plus grand club. En Yougoslavie on avait des joueurs brillants individuellement, avec un style très technique. On nous appelait les Brésiliens de l’Europe. Mais on n’a jamais rien gagné collectivement.
– Et aujourd’hui ?
– Aujourd’hui, après toutes ces guerres, on se bat encore au Kosovo. Pour avoir le droit de jouer des matchs amicaux...
– Avec sept équipes nationales, vous pouvez organiser une Coupe d’Europe des Balkans.
– Bonne idée. Au moins, on est sûrs de gagner.
– F-nalement, on d-ra ce qu’on voudra, la balkan-sat-on a du bon.  

@opourriol

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