Comme notion géographique, le terme Balkans (d’origine turque, il signifie « montagnes ») englobe la péninsule située entre les trois mers, l’Adriatique, l’Égée et la mer Noire, à l’exception de la Roumanie. Mais son ­acception moderne l’a rétréci plus ­encore, ramenant les Balkans à ­l’ensemble des États issus de l’ex-Yougoslavie plus ­l’Albanie. En revanche, comme représentation ethnopolitique, la notion renvoie à l’idée de balkanisation, un néologisme inventé par les Occidentaux à l’issue de la Première Guerre mondiale pour désigner le fractionnement d’une entité en unités multiples. Dans le cas yougoslave, cette fragmentation a suivi une logique ethnique essentialiste – un phénomène qui avait commencé avec les premières guerres balkaniques, en 1912 et 1913, la première provoquant la désintégration de l’Empire ottoman, la seconde, opposant la Serbie et la Bulgarie au sujet de la Macédoine, préfigurant les guerres balkaniques contemporaines sur les enjeux territoriaux. 

Depuis, sous l’influence des puissances occidentales, la balkanisation est devenue une notion très péjorative, avec une représentation de populations proches engagées dans des violences sectaires cruelles. Évoquant les Balkans, Marx parlait déjà de « déchets ethniques ». En 1914, le jeu des puissances dans ce phénomène devient essentiel, et chaque interlocuteur balkanique soutient en retour un des acteurs de la guerre mondiale. Cela débouche sur de nouvelles frontières en 1919 et la formation d’un grand royaume unissant Serbes, Croates et Slovènes mais dont l’élément central et dominant est la Serbie et qui intègre une Bosnie-Herzégovine sans identité propre. Cette unification-là éclatera de nouveau à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. 

Car ce qui caractérise d’abord les ­Balkans, c’est la persistance de la question ­nationale. Aujourd’hui, par exemple, la question albanaise – les Albanais sont dispersés entre Albanie, Kosovo, ­Macédoine et ­Monténégro – reste avec la question ukrainienne la dernière grande question nationale d’Europe. Par ailleurs, l’Ouest de la Macédoine est à moitié peuplé d’Albanais. Quant à la Bosnie-Herzégovine, le pays est ingérable. Incapable de déposer un dossier de candidature à l’UE, il reste une sorte de protectorat occidental pour empêcher la formation d’une Grande Serbie. 

Le « grandisme » – « Grande Serbie », « Grande Croatie », « Grande Grèce » – a dominé la politique balkanique jusqu’à la fin du xxe siècle. Né dans une région marquée par la présence de nombreuses minorités ethniques enchevêtrées, ce nationalisme a développé des représentations ancrées dans la terre, avec une forte connotation religieuse. Or c’est lui qui a été la principale victime des dernières guerres balkaniques. Le nationalisme serbe, le plus agressif, a été d’abord contenu en Bosnie-Herzégovine, puis puni au Kosovo. Et depuis, même si les questions nationales restent pendantes, la perspective européenne a profondément modifié la donne. Alors, bien sûr, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, le Monténégro et la Macédoine sont des États inachevés et composites. Mais l’irrépressible tendance à la prédominance du nationalisme, hier encore nettement majoritaire, a atteint ses limites, confirmant la célèbre phrase de Winston Churchill selon laquelle « les Balkans produisent plus d’histoire qu’ils ne sont capables d’en consommer ». 

Aujourd’hui, les Serbes admettent que leur avenir national ne se réglera pas au Kosovo mais à Bruxelles. Et la perspective d’intégration des Balkans, désirée par tous les acteurs balkaniques, n’est plus contestée par personne dans l’UE. Seules la pauvre Bosnie-Herzégovine, par absence d’unité, et l’Albanie restent à l’écart. Plus généralement, une « yougosphère », selon le mot du journaliste de The Economist, Tim Judah, se met en place. Malgré la cruauté des récentes guerres fratricides, on retrouve partout dans les Balkans une forme de nostalgie de ce que fut la Yougoslavie, basée sur des modes de vie et des goûts communs, la musique, le foot et le basket – et, partout, des Roms…

Cette perspective, encadrée par une Union européenne qui fait office d’« empire bienveillant », à l’instar de ce que fut l’Empire austro-hongrois, est un facteur extrêmement positif. On le constate avec le développement, malgré de gros contentieux, de dialogues bilatéraux entre Serbes et Kosovars, Serbes et Croates, Croates et Slovènes, etc., et avec la multiplication de structures régionales et de coopération sur des enjeux – immigration, transports, etc. – où les pays balkaniques ont pris quinze ans de retard. Quant à la « bienveillante » Europe, elle a financé ce que l’on appelle « l’instrument de préadhésion » à l’Union à hauteur de 7 milliards d’euros dans les Balkans entre 2007 et 2013. C’est plus que ce qui a été fait pour la Turquie et la somme va augmenter pour 2014-2020. 

Bref, aujourd’hui, même si les inter­férences extérieures (Autriche, Hongrie et Allemagne au premier chef, mais aussi Russie, Italie et Grèce) restent importantes dans les Balkans, même si la construction de nombre d’États reste bancale, l’UE offre une alternative au « grandisme » territorial ethnique qui les a historiquement ravagés. Et ça, c’est un changement fondamental.  

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