Il y a un an, le 1er juillet 2013, au moment même où la Croatie rejoignait l’Union européenne, la Serbie obtenait le statut de candidat officiel à l’entrée dans l’UE. C’était une façon de tourner définitivement la page des guerres de succession yougoslave. Ces deux nations avaient inventé la Yougoslavie au xixe siècle (« une idée croate réalisée par des moyens serbes ») et furent les principaux artisans de sa destruction avec la Bosnie comme principale victime collatérale. Aujourd’hui, on serait tenté de dire que la Croatie ouvre la voie vers l’Union européenne pour la Serbie et plus généralement les Balkans.

Trois facteurs principaux ont permis de converger vers l’avis favorable du Conseil européen de la fin juin 2012. D’abord « l’acquis » (non remis en cause) de la coopération du précédent gouvernement de Belgrade avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougos­lavie (TPIY) de La Haye. Après Radovan Karadzic livré en 2008, Ratko Mladic, le général bosno-serbe responsable du massacre de Srebrenica en 1995, fut arrêté le 26 mai 2011, tout comme deux mois plus tard, le 20 juillet, Goran Hadzic, ancien président de la prétendue République serbe de Krajina, accusé de crimes et notamment du massacre de l’hôpital de Vukovar. La signature d’un accord de stabilisation et d’association entre Belgrade et Bruxelles était suspendue à l’arrestation de ces deux hommes.

Ensuite, et c’est peut-être la raison principale, la Serbie a normalisé ses relations avec tous ses voisins et adopté sur la question du Kosovo une attitude empreinte de pragmatisme : sans le reconnaître, elle a accepté, à l’incitation de l’Union européenne, d’ouvrir des négociations directes avec le gouvernement de Pristina sur la circulation des biens et des personnes et le sort de la minorité serbe du Kosovo. Environ la moitié de cette dernière (45 000 personnes sur un total inférieur à 100 000) vit dans une enclave autour de la ville ­divisée de Mitrovica (Nord du ­Kosovo), de fait contrôlée par Belgrade qui finance son administration, ses hôpitaux et ses écoles. 

Cette situation, qui prévaut depuis l’intervention militaire internationale au Kosovo du printemps 1999, est contestée par le gouvernement de Pristina, surtout depuis la déclaration d’indépendance du Kosovo en février 2008. C’est dans ce contexte que l’on a vu un gouvernement « nationaliste » serbe oser ce que son prédécesseur libéral et proeuropéen n’avait pas eu le courage de faire : abandonner la rhétorique de la reconquête et opter pour la négociation directe avec le gouvernement du Kosovo.

La troisième raison permettant l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE concerne l’évolution des rapports du nationalisme serbe avec la démocratie et l’Europe. Nous sommes entrés dans une phase où les héritiers du nationalisme radical deviennent modérés et adaptent leur projet politique à la seule perspective plausible : l’entrée dans l’UE. C’est précisément ce que fit il y a dix ans la Croatie sous la direction d’Ivo Sanader, successeur de Tudjman à la tête du HDZ (l’Union démocratique croate), qui au nom du changement dans la ­continuité s’efforça de rendre le nationalisme croate « eurocompatible ». 

M. Sanader est aujourd’hui en prison pour faits de corruption, mais son héritage politique a permis de créer un consensus entre les forces politiques croates sur la question européenne. C’est ce « modèle » croate qui est à l’œuvre en Serbie aujourd’hui. Cela consiste à passer du nationalisme autoritaire et radical à un nationalisme modéré, qui s’accommode de l’alternance démocratique et de la perspective européenne. Ceux qui vont faire entrer les Balkans dans l’Union européenne seront moins des libéraux-démocrates – il y en aura, certes – que des nationalistes modérés. À l’issue d’une décennie de conflits, ces derniers se sont tournés vers l’Europe par réalisme plus que par enthousiasme et conviction.

Les options ne sont pas si nombreuses. Les États-Unis ne s’intéressent plus à la région. La Chine est bien loin (même si elle peut apporter des investissements). La Russie y conserve une place en soutenant la Serbie sur la question du Kosovo, en échange du contrôle du complexe énergétique serbe. Mais elle n’est pas ou plus un modèle attractif pour la Serbie ou les autres pays des Balkans.

En conclusion, force est de constater, quatorze ans après la chute de ­Milosevic, qu’au moment où la politique et les élites serbes se tournent vers ­l’Europe, la ­population ne se fait plus guère ­d’illusions. Le taux d’opinions favorables à l’Union était de 80 % il y a dix ans ; il n’est plus que de 50 %. Toutes les réformes en cours ne tiennent que par la perspective européenne. Si celle-ci manque de crédibilité et s’estompe, c’est toute la reconstruction des Balkans de l’après-guerre qui pourrait vaciller.

L’Europe pose comme condition la coopération régionale. Par conséquent, elle ne doit pas seulement traiter pays par pays, mais avoir une approche régionale. Chaque nouvel État post-yougoslave a, en effet, des contentieux avec ses voisins. L’entrée dans l’Union européenne doit être pour la Serbie l’occasion de régler ses différends avec le Kosovo comme avec ses autres voisins.

Un Conseil de coopération régionale a son siège à Sarajevo et favorise la mise en œuvre de projets communs. Quelque chose est en train d’advenir au-delà des institutions : la naissance d’une nouvelle « yougosphère ». Maintenant que la guerre est terminée, que les États sont établis, que la libre circulation est possible, les liens se recréent. Les Slovènes, les Croates sont les premiers à commercer avec l’ensemble de l’ex-Yougoslavie. Les jeunes circulent d’un pays à l’autre pour travailler, étudier, s’amuser (Belgrade, « capitale de la fête dans les Balkans »). Les festivals attirent le public des différents pays. C’est à la longue aussi important que les déclarations de bonnes intentions de coopération régionale.

Mais la question n’est plus de savoir si les Balkans sont prêts ou disposés à entrer dans l’Union européenne. Elle est plutôt de savoir si cette dernière est en état de les recevoir. Les Croates se demandent s’ils ne sont pas en train de « monter sur un bateau en train de couler » et seuls 25 % se sont dérangés pour voter aux élections européennes le 25 mai dernier.

La Grèce est un acteur régional important, le premier pays des Balkans à avoir rejoint l’UE. Les banques grecques opèrent en Macédoine, en Bulgarie, en Roumanie, en Serbie. Or la classe politique grecque, par sa gestion désastreuse, a rendu le pire des services à la cause de l’élargissement européen dans les Balkans. Au sommet de Thessalonique en 2003, c’est sous présidence grecque qu’il avait été décidé d’ouvrir la perspective européenne aux Balkans. Aujourd’hui le cas de la Grèce invite à la prudence.

Après trente ans d’appartenance à l’Union européenne, ce pays n’est toujours pas doté d’un État qui fonctionne ; il n’est pas en mesure de collecter des impôts efficacement, ni de présenter des comptes fiables. Comment, dans ces conditions, parvenir à convaincre les États « balkaniques » de devenir membres de l’UE ? La crise grecque, qui affecte le cœur même de l’Union européenne, révèle la difficulté pour celle-ci de l’ouverture vers les Balkans. Les opinions publiques dans l’Union ne sont guère favorables à la poursuite de l’élargissement. Aujourd’hui, l’Union européenne apparaît divisée et ambivalente. Il n’est pas aisé de s’étendre à la périphérie quand le centre doute. 

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