Les Balkans sont uniques en leur genre. Tant de vérités et de contre­vérités circulent à leur sujet. L’histoire les revisite à l’infini. À chaque répétition, elle empire. À l’étranger, on les regarde de loin, comme on l’a fait lors de la dernière guerre qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. 

Nombreux sont ceux qui ne reconnaissent pas les frontières des Balkans. Pour plaire à « la grande Europe », par illusion politique, par mépris des faits. Les Balkans sont à jamais un grand carrefour, tant par leur position que par leurs cultures, leurs religions, les influences subies et les mentalités. Ils sont le lieu de rencontre entre l’Est et l’Ouest, entre Rome et Constantinople, entre l’Orient et l’Europe centrale, entre la Méditerranée et l’Eurasie, la Chrétienté et l’Islam, les Slaves et le monde latin… D’un point de vue politique, ils ont toujours été convoités – par Rome, par l’­Empire austro-hongrois, par l’Empire ­ottoman, la Russie et bien d’autres. Par le passé comme ­aujourd’hui, les États des Balkans ont toujours été affublés de « protecteurs ».

La Bosnie-Herzégovine, cette artère subtile des Balkans, a constitué la voie de passage de nombreuses armées qui se sont emboîté le pas pendant des décennies. C’est pourquoi on pouvait changer plusieurs fois de religion et de nation en une seule génération. C’est ainsi que l’on gardait la vie sauve, que l’on préservait sa famille et ses terres. La peur et le doute font partie du patrimoine génétique de sa population. 

Les peuples des Balkans se sont haïs pour ces raisons, tout en tissant des liens de solidarité, en créant un culte du bon voisinage. Le plus souvent toutefois, ils sont devenus la chair à canon des guerres européennes et mondiales, assumant l’épithète de « sauvages qui n’arrêtent pas de s’entretuer ». Mais une histoire objective, ou simplement un peu plus honnête, montrera un jour qu’ils ont plus souvent combattu pour le compte d’autrui qu’entre eux. Ce qui n’a pas empêché Churchill de lancer son trait célèbre et inspiré : « Les Balkans produisent plus d’histoire qu’ils n’en peuvent consommer… » 

Or la vraie question serait celle-là : qui produit cette histoire ? Il suffit de se souvenir des guerres mondiales et de leurs conséquences territoriales. Les Balkans n’ont été ni les envahisseurs ni les acteurs du partage des empires. Aujourd’hui, ils incarnent une histoire ancienne glissée dans une nouvelle peau. Mais on ne tient pas compte des réalités sur place, des injustices qu’on cache sous le tapis au service d’intérêts divers. Dans les grandes chancelleries européennes, on fait mine de ne pas comprendre ce qui se joue. Et on se leurre, comme on s’est fourvoyé tant de fois dans le passé, en imaginant que le vide politique serait possible ici. 

Les puissances étrangères se bousculent pour entrer. Tout un chacun veut avoir ses propres pions dans les Balkans : l’Union européenne, la Russie, la Turquie et l’Allemagne, les fondamentalistes de tous bords ainsi que la droite qui prospère aujourd’hui en Europe. Les idéologies accourent, se bousculent, prolifèrent : amour, haine, modernité, archaïsme. C’est la leçon qu’il aurait fallu tirer du passé pour pouvoir comprendre ce qui se produit à présent. Hélas ! la leçon n’a pas été apprise. Pourquoi ?

L’Europe aurait soi-disant tourné la page des Balkans après la disparition de l’Union soviétique, en particulier depuis l’éclatement et l’effondrement de la ­Yougoslavie. L’entrée de la Slovénie, et plus récemment de la ­Croatie, dans l’UE constitue la partie réussie de ce projet sur le plan sécuritaire et économique. On y voit à l’œuvre le génie de la diplomatie britannique fondé sur son expérience impériale et coloniale : dans une région où s’affrontent plusieurs petites tribus, il faut toujours se ranger du côté de la plus puissante d’entre elles. Dans les Balkans, il s’agit de la Serbie. L’attitude des grands envers elle est logique. Les sentiments sont secondaires. 

À long terme, pour garantir la stabilité des Balkans, intégrer la Serbie à l’UE est une nécessité absolue. En dépit d’énormes difficultés, et d’une compréhension de la situation souvent limitée de la part des bureaucrates de l’Union, les choses vont dans le bon sens pour le moment, même si les défis sont multiples. Le rapprochement du Monténégro, de la Macédoine, du Kosovo et de l’Albanie s’inscrira dans ce processus. Sera-t-il assez rapide ? C’est toute la question. Serons-nous les témoins d’une nouvelle « ukrainisation », cette fois-ci au sud de l’Europe ? Ce danger ne semble pas être pris en compte, et c’est pourquoi la Macédoine, le Kosovo et l’Albanie constituent des foyers de crise potentiels. Ce qui en arrangerait plus d’un. Ce ne serait pas la première fois que l’Europe manifesterait une cécité totale face à ces réalités.

La Bosnie-Herzégovine et son drame de l’après-guerre constituent une histoire en soi, source de ravages potentiels bien plus forts que cela n’en a l’air aux yeux des bureaucraties des capitales européennes. Les faits sont cruels : cet État, bâti sur les principes de l’accord américain de Dayton, est complètement déréglé à tous égards. La Bosnie ne semble subsister que parce que sa décomposition entraînerait des conséquences fatales dans cette région du monde. Les valeurs d’avant la guerre ont été pulvérisées et anéanties. L’énergie positive des jeunes, surtout ceux qui sont instruits, aussi. 

La politique s’emploie à produire et à nourrir la haine, l’école et les médias aussi. Les profiteurs politiques corrompus prospèrent. L’État voit ses richesses économiques, culturelles et naturelles dévastées et pillées par le truchement d’une privatisation mafieuse, et tout cela au nom de la nation et du groupe ethnique. Émergent à la surface ceux à qui profite cet état de choses, ces citoyens de troisième catégorie qui agissent sous la protection des mécanismes constitutionnels.  

L’Union européenne soit ne comprend rien à la situation, soit fait semblant de ne pas comprendre. Elle semble croire aveuglément à la démocratie en Bosnie, qui n’est qu’une farce, car la démocratie ne saurait exister sans institutions démocratiques, sans traditions et sans volonté politique. Lorsqu’on nous dit que la paix règne en Bosnie-Herzégovine, qu’on n’y tire pas et donc que la situation est bonne, ce n’est rien d’autre que du cynisme ou de l’incompétence. La plus grosse erreur consiste à répéter que les dirigeants de Bosnie-Herzégovine doivent trouver une solution par eux-mêmes et qu’elle sera soutenue par l’Union européenne. Ce message aurait un sens si ces dirigeants souhaitaient trouver une solution, ce qui n’est pas le cas. Ils se plaisent dans ces mécanismes constitutionnels à la Frankenstein, qui leur permettent de faire ce qu’ils font. 

En conséquence, nous voici face à deux absurdités : vingt ans après une guerre sanglante et des crimes effroyables, la Bosnie-Herzégovine se trouve en dernière place de l’élargissement de l’Europe vers les Balkans, sans espoir d’avancer. Ce n’est pas un hasard, mais le résultat d’une action délibérée. Cette réalité permet aux chefs de file nationaux de se maintenir au pouvoir en empochant les bénéfices de la corruption. L’Union européenne repose sur des normes et des lois qui représentent une menace pour un pouvoir corrompu. Les peuples désorientés par le nationalisme, la peur et l’isolement constituent un corps électoral de choix. L’Europe, quant à elle, accepte les dirigeants bosniaques comme partenaires légitimes en les encourageant à évoluer, à se réformer par eux-mêmes. Stupidité ou intérêt « géostratégique » – allez savoir…

Autre absurdité illustrant l’effondrement du système fondé sur les règles politiques élémentaires et sur la réalité : le 28 juin prochain, à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, l’élite internationale se rendra à Sarajevo pour adresser un message de paix, d’amour et de soutien à la démocratie. On entendra le slogan si touchant « Plus jamais ça ! ». L’Europe viendra à Sarajevo où elle a perdu ses batailles les plus importantes, où elle a piétiné ses principes fondamentaux et où elle a choisi comme partenaires les complices de la défaite. 

La Bosnie est le drame des Balkans, comme réalité et comme défaite ; c’est un terrain miné. À Sarajevo, nombreux sont ceux qui souhaitent ouvertement que la Bosnie redevienne un vrai problème sécuritaire afin d’obliger les grands à trouver une solution pérenne. Bref, souhaiter le pire pour accéder à une alternative supportable.  

Traduit du serbo-croate par Anna LO JACOMO

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