Cela va bientôt faire cent ans qu’un jeune Serbo-Bosniaque réussit à faire de son rêve une réalité : tuer d’un coup de feu l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo. « Si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu », écrivait Deleuze ; le rêve de Gavrilo Princip déboucha sur une guerre mondiale, des millions de morts et d’exilés, la chute de deux empires, une nouvelle carte de l’Europe… Aujourd’hui, une partie de notre continent ne s’est toujours pas réveillée du rêve de ce jeune fanatique et vit plongée dans un cauchemar sans fin.

Lors d’un voyage à Sarajevo, j’entrai dans un petit vidéoclub aux airs de boui-boui et pendant que j’examinais les étagères en quête de films et documentaires sur la dernière guerre, je commençai à discuter avec le responsable, un garçon imberbe, très sympathique, qui s’appelait Emir. Il me raconta qu’il était né en Allemagne, où ses parents, tous deux Bosniaques, s’étaient exilés après avoir fui Sarajevo assiégée. La famille était revenue en Bosnie il y a peu. Emir était plein de rêves et de projets : il voulait être acteur, de fait il avait déjà joué un petit rôle dans le film Premières neiges de la réalisatrice Aida Begic, que bien sûr il me recommanda vivement et que j’achetai. Emir voulait faire des études pour être acteur, voyager, sortir de cette cage à lapins étouffante et mal éclairée où il passait ses après-midi à attendre un improbable client, s’échapper de Sarajevo, dans un voyage inverse à celui qu’avaient fait ses parents, mais… « C’est difficile, me dit-il, il faut de l’argent et mes parents travaillent toute la journée comme des forcenés, ce qu’ils gagnent nous permet juste de vivoter. » « Il n’y a pas d’avenir pour les jeunes à Sarajevo, se plaignait-il, il n’y a pas de travail, il n’y a rien… » Puis il m’informa, avec précaution et mystère, que Sarajevo était aux mains des mafias, ces mafias qui avaient surgi et grossi avec la contrebande et le trafic nés de l’aide internationale durant le long siège de la ville. 

Je fis également la connaissance d’un mort-vivant ; ils existent, j’en suis témoin, ce n’est pas le produit de l’imagination hollywoodienne. C’était un homme de trente ans et son regard m’impressionna : c’était un regard vide, totalement dépourvu de vie. À quatorze ans, quand la guerre en Bosnie éclata, il prit le maquis avec sa kalachnikov et ne ­revint que trois ans plus tard. Il avait à sa charge une femme, deux enfants, une belle-sœur veuve et des neveux, et c’est pour cela qu’il continuait à vivre, me dit-il, par obligation, par sens du devoir, mais il n’espérait et ne désirait plus rien. À la différence d’Emir, il n’avait pas de rêves : quand on est pris dans le rêve des autres, il est impossible de rêver, les autres te rêvent. J’ai alors pensé, et je pense encore, que le souvenir de ce qu’il avait vu ou fait à la guerre, avait tué son esprit. L’adolescent qu’on arracha de l’école et à qui on donna une arme pour défendre sa ville et les siens, mourut dans les montagnes ; l’homme qui en revint était un zombi. Je lui demandai s’il avait encore des amis serbes. Il mit un temps avant de me répondre, en choisissant ses mots : « Des amis, je n’en n’ai plus ; il y a des connaissances que je salue encore. » Son voisin de pupitre à l’école, serbe, était un criminel de guerre très recherché, me dit-il. « Et à chaque fois que je vais à Sarajevo, je dois passer devant un café où s’assoit un individu qui viola ma cousine pendant la guerre. Quand il me voit, il sourit et me fait le salut patriotique serbe à trois doigts. »

Ozren Kebo, un écrivain et journaliste bosniaque avec qui je parlai à Sarajevo, me dit qu’il était sur le point de partir pour les États-Unis. Il avait passé tout le siège dans la ville, luttant pour faire vivre sa revue Dani. Et maintenant que la guerre avait pris fin et qu’on vivait en paix à Sarajevo, il partait. Pourquoi ? Lui non plus ne voyait pas d’avenir dans cet État flambant neuf de Bosnie-Herzégovine, et sa ville, Sarajevo, n’était plus la même ; la majorité de Serbes et de Croates avait disparu, le rêve nationaliste avait provoqué l’effet inverse à celui désiré par Karadzic, Mladic et leurs acolytes : la nouvelle Sarajevo était en majorité musulmane et Ozren Kebo, musulman, regrettait que le mélange, le cosmopolitisme, la cohabitation multiethnique et la riche vie culturelle de la ville avant le conflit ne soient plus. 

Un jour, lorsque mon neveu le plus petit avait deux ans, je me rendis chez lui avec des cadeaux pour ses grands frères. Il ne parlait pas encore, et par conséquent je ne lui avais rien apporté : j’imaginais que comme il était sans voix, il ne comprenait pas non plus. Pourquoi offrir un cadeau à un être qui ne peut vous remercier ? Le petit muet assista impuissant à la remise des cadeaux à ses frères. Et tout à coup, il agrippa ma jupe, leva la tête et me demanda indigné : « Et moi ? ». C’était la première fois qu’il employait ce pronom personnel, l’injustice l’avait rendu loquace.

La Croatie a déjà été admise dans l’Union européenne, la Serbie a engagé les négociations pour y adhérer… Et la Bosnie-Herzégovine ? Elle est sans voix ; ou elle en a trop. Trois administrations opposées, nées des accords de Dayton, s’annulent entre elles et plongent ce pays impossible dans le marasme et le mutisme. Et je pressens que, comme mon neveu, la Bosnie-Herzégovine s’agrippe aux jupes d’une Europe hautaine et détachée, et l’admoneste d’un « Et moi ? ». Permettrons-nous que la Bosnie se libère d’un cauchemar qui dure depuis un siècle et rejoigne notre rêve européen ? Mais c’est vrai… existe-t-il encore, ce rêve européen ? Ou bien est-il en train de devenir un autre cauchemar qui à nouveau nous engloutira tous, comme le délire de Gavrilo Princip ? 

Traduit de l’espagnol par Marién Neveu-Agero

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