Les plus gais des polynésiens
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1890. Ils sont faciles à vivre, joyeux et amoureux des plaisirs ; ce sont les plus gais, bien qu’ils soient loin d’être les plus capables ou les plus beaux des Polynésiens. S’habiller avec raffinement est une passion, et fait d’une fête à Samoa un spectacle superbe. Ils chantent pratiquement sans arrêt. Le batelier chante en ramant, la famille le soir en priant, les jeunes filles la nuit dans les auberges, l’ouvrier parfois à son travail. Pour les poètes et les musiciens, tous les prétextes sont bons : un décès, une visite, les nouvelles du jour, la plaisanterie du jour, tout est mis en vers et en musique. Même les très jeunes filles inventent selon l’occasion des paroles et font répéter des chœurs d’enfants pour la célébrer. Le chant, comme chez tous les insulaires du Pacifique, va de pair avec la danse, et tous deux se fondent dans le théâtre. Certaines des représentations sont indécentes et laides, d’autres seulement ennuyeuses ; d’autres encore sont jolies, drôles et pleines de charme. Les jeux sont très populaires. Les matchs de cricket, avec une centaine de joueurs dans un camp, durent parfois des semaines, et consument le pays comme une armée d’occupation. La pêche, la baignade quotidienne, le flirt ; la cour, qu’on fait par procuration ; la conversation, en grande partie politique ; et les délices des discours en public ; toutes ces activités remplissent les longues journées.
Mais le plaisir propre aux Samoans est le melaga. Quand les gens se constituent en groupe et vont de village en village, festoyant et bavardant, on dit qu’ils vont faire un melaga. Leurs chants les précédent ; l’auberge est prête pour les accueillir ; les vierges du village s’occupent de préparer la coupe de kava* et les divertissent de leur danse ; le temps s’envole dans la jouissance de tous les plaisirs qu’un insulaire peut concevoir ; et quand le melaga se met en route, le même accueil et les mêmes réjouissances les attendent au-delà du cap, où le village le plus proche est blotti dans sa palmeraie.
29 décembre 1890, lettre à Henry James. Nous sommes en pleine saison des pluies et vivons parmi les menaces d’ouragans, dans une petite caisse en bois à deux étages très exposée, à environ deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer et à cinq kilomètres de la plage. Derrière nous, sur l’autre versant de l’île, une forêt déserte, de hauts sommets et des torrents qui dévalent avec fracas ; devant, des pentes vertes en direction de la mer, que nous découvrons sur environ quatre-vingts kilomètres à la ronde. Nous voyons les bateaux quitter la rade dangereuse d’Apia et y entrer ; s’ils sont loin au large, on peut même distinguer leur grand mât quand ils sont à l’ancre. Quant aux bruits des hommes, à part ceux de nos propres ouvriers agricoles, nous parviennent, de loin en loin, les salves des bateaux de guerre dans le port, la cloche de la cathédrale, et le meuglement de la conque qui appelle les boys sur les plantations allemandes. Hier, dimanche – le quantième est très vraisemblablement erroné ; tu peux à présent corriger –, nous avons eu un visiteur – Baker de Tonga. As-tu jamais entendu parler de lui ? Ici, c’est un grand homme : il est accusé de vol, de viol, d’assassinat légal, d’empoisonnement secret, d’avortement, de détournement de biens publics – assez étrangement, ni de falsification, ni d’incendie par malveillance ; cela vous amuserait d’apprendre combien les accusations tombent dru dans ce monde des mers du Sud. Je ne doute pas que ma propre personnalité ait d’ores et déjà quelque chose d’illustre ; ou du moins, que cela ne saurait tarder.
5 septembre 1893, lettre à George Meredith. J’ai recouvré en grande partie la santé, et je vis maintenant comme un patriarche en cet endroit situé à deux cents mètres environ au-dessus du niveau de la mer, sur le flanc d’un mont d’environ cinq cents mètres d’altitude. Derrière moi, la brousse s’élève, ininterrompue, jusqu’à la crête de l’île (mille à mille trois cents mètres de haut), sans une maison, inhabitée à part quelques boys noirs fugitifs, des cochons sauvages et du bétail, des colombes sauvages et des roussettes, et beaucoup d’oiseaux bariolés, noirs ou blancs : c’est un endroit mystérieux, obscur et étrange, difficile à pénétrer. Je suis à la tête d’une maisonnée de cinq Blancs et de douze Samoans, et, pour eux tous, je suis le chef et le père. Mon cuisinier vient me demander la permission de se marier – sa mère aussi est venue, une belle vieille femme-chef, qui n’a jamais habité ici. Soyez certain que j’ai accordé l’autorisation. C’est une vie qui présente beaucoup d’intérêt, compliquée par la tour de Babel, cette ennemie de toujours. J’ai tout mon temps pour me livrer à mes travaux littéraires. Ma maison est grande ; nous avons une salle de vingt mètres de long environ, d’où part un grand escalier en séquoia, où nous dînons cérémonieusement – je porte d’ordinaire à cette occasion un gilet et un pantalon –, servis par des domestiques vêtus d’une sorte de kilt pour tout vêtement, et aussi de fleurs et de feuilles, aux cheveux souvent poudrés de chaux. L’Européen qui se trouverait soudain confronté à ce spectacle pourrait croire qu’il s’agit d’un rêve. Nous nous réunissons pour la prière le dimanche soir. Je suis considéré dans l’île comme un véritable paria pour ne pas m’y consacrer plus souvent, mais l’esprit est rétif et la chair orgueilleuse, et je n’en supporte pas davantage. Il est étrange de contempler la longue file de ces gens au teint sombre accroupis le long du mur, des lanternes posées devant eux de loin en loin dans la grande salle ombreuse, meublée d’un cabinet de chêne à une extrémité, et d’une sculpture de Rodin (que le goût indigène considère comme prodigieusement leste) qui domine la scène ; étrange aussi d’entendre se dérouler l’interminable hymne samoan.
Extraits de Fanny & Robert Louis Stevenson, Notre aventure aux Samoa, traduit par Isabelle Py Balibar © Phébus, 1994
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