« Le Manu ! » Ce cri va bientôt retentir sur les terres anglaises. Le 20 septembre, Samoa prendra part à la Coupe du monde de rugby. Et le micro-État affrontera un adversaire de taille : les États-Unis ! Il ne possède pas d’armée, mais il combat à travers sa puissante équipe nationale de rugby. D’ailleurs, pour cette rencontre, les Samoans sont de loin les favoris ! 

À Samoa, le rugby prospère dans les villages. S’il est lié à l’arrivée des Occidentaux, il est aujourd’hui de là-bas. Cette expression signifie qu’il s’inscrit dans l’organisation sociale de Samoa et s’intègre pleinement dans les activités quotidiennes propres à cette société et à sa culture. Ces dernières se sont métamorphosées lors de la colonisation et de la christianisation du pays, mais les structures sociales spécifiques persistent. Ainsi, trois grands groupes se distinguent à Samoa : les chefs, les hommes non-chefs et les femmes (qui peuvent également devenir chefs). Cette organisation s’applique à l’échelle des familles et des villages. Les chefs sont rassemblés au sein du fono (réunion, conseil) du village, les femmes au sein de l’aualuma, et les hommes non-chefs au sein de l’‘aumāga. À chacun son rôle : pour les hommes non-chefs, parmi lesquels se trouvent les joueurs de rugby, il s’agit de constituer « la Force du village », l’autre nom de ce groupe dans le lexique cérémoniel, utilisé dans les occasions formelles. Ils défrichent un terrain, reconstruisent une maison, apportent les biens dans les cérémonies, font respecter le couvre-feu ou les décisions prises par les chefs. Ainsi, la police n’intervient pas dans cet espace villageois, sauf exception. Ce sont eux qui jouent au rugby chaque soir de dix-sept heures à dix-neuf heures, avant le coucher du soleil. Le rugby est également pratiqué l’après-midi dans les écoles, et le soir dans les villages, quand la chaleur retombe. Les joueurs se retrouvent après une journée de travail. 

Les entraînements sont formels la journée, les jeux informels le soir. Et lors des matchs, ces deux aspects se rencontrent. Les chefs de village comme les entraîneurs se retrouvent au bord des terrains. 

Si le rugby est intimement lié à la vie des villages, les systèmes scolaire et sportif sont basés sur le modèle néo-zélandais. Écoles et clubs sont investis dans des compétitions provinciales, puis nationales. Ces dernières sont contrôlées par une administration en tout point similaire à celle que l’on trouve au pays des champions du monde. La singularité du rugby samoan est donc difficile à percevoir. Il faut pour cela se pencher, par exemple, sur les spécificités de la chefferie.

La plupart des joueurs samoans intégrés dans les clubs européens sont issus des générations qui ont migré dans les grands pays du Pacifique : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Japon ou les États-Unis. Census Johnston, qui fait les beaux jours du Stade toulousain et de l’équipe nationale de Samoa, est né en Nouvelle-Zélande. Ils sont presque tous dans le même cas. Au sein de l’équipe qui s’apprête à défier les Américains, les Japonais, les Sud-Africains et les Écossais, ils sont nombreux à avoir grandi loin des terres de leurs ancêtres. 

S’ils sont aux antipodes de leurs villages, faut-il pour autant conclure qu’ils en sont détachés ? Détail surprenant, sur les programmes de présentation des matchs à Apia, la capitale, les villages d’origine des familles de chacun des joueurs sont précisés. À Samoa, le régime foncier est traditionnel, et les familles sont rattachées à des terres dont elles héritent, qui leur sont attribuées et reconnues dans le village. 80 % des terres sont inscrites dans ce régime. Aucune d’entre elles n’est laissée vacante, et, au sein du conseil du village, chaque famille est représentée par un chef. Ainsi, tous les joueurs sont associés à un village par leur famille – un clan lié à un ancêtre commun à plusieurs générations. 

Il arrive que les chefs résident en Nouvelle-Zélande, ce qui ne change rien à leur rôle, leurs prérogatives, et leur position. Il en va de même pour les joueurs qui, comme tous les Samoans de Nouvelle-Zélande, restent attachés, d’une manière ou d’une autre, à cette structure sociale. La mention des noms de villages dans les programmes de présentation n’est pas anecdotique. Il n’existe pas chez les Samoans de vision territoriale qui limiterait l’existence de Samoa aux frontières de la terre et de la mer. Comme l’a dit le grand intellectuel tongien Epeli Hau’ofa, les îles du Pacifique ne sont pas isolées au milieu du grand océan. Selon lui, cette vision trahit une représentation continentale de la grande surface marine, qu’il conteste. L’eau connecte les peuples et les espèces, favorise la circulation, relie les îles et leurs habitants, encourage la formation de réseaux… Des villages de Samoa à la Nouvelle-Zélande, il s’agit moins de savoir qui est d’ici ou de là-bas, que d’interroger les variations et les déclinaisons de cet ordre villageois dans lequel s’écrivent les positions de chacun. L’équipe nationale est le miroir de ces réseaux samoans, formés au gré des mouvements des uns ou des autres. Et la force de ce rugby tient peut-être à sa capacité à les rassembler où qu’ils soient. Il suffit de consulter la page Facebook « Go the Manu » pour en prendre la mesure : le chant de l’équipe nationale donné avant le coup d’envoi exprime cette cohésion inébranlable. Elle apparaît avec force lorsque les Manu Samoa entament leur fameux Siva Tau (Siva désigne « la danse » et tau, « la guerre, le combat »), cette danse chantée avant les matchs, née dans la lignée du fameux haka Ka Mate de l’équipe des All Blacks de Nouvelle-Zélande. (Haka signifie « danse » en maori ; Ka Mate sont les premières paroles du chant.) « Le Manu Samoa vient de Samoa », clament les joueurs, et si l’on pense à la dispersion des Samoans à travers le monde, cette phrase résonne comme un rappel des terres d’origine, lesquelles incarnent à la fois les obligations collectives et les identités individuelles. L’équipe nationale en tant qu’entité met en évidence cette dimension collective, garante du succès international de Samoa. 

Rares sont les sphères dans lesquelles Samoa domine les États-Unis. Le rugby fait figure d’exception. S’ils ne possèdent pas les ressources des grandes nations, les petits pays savent, dans ces événements sportifs, se mobiliser et concentrer leurs énergies. Lorsqu’ils jouent pour leur île, leur village, leur famille, leur terre, les Samoans se surpassent. Ils associent leur performance à ce qu’ils représentent, leur pays, leur culture et la capacité qu’ils ont d’en montrer la force. Ils défendent ces valeurs avec fierté. Cela révèle à la fois leur engagement intérieur et collectif. 

Lorsqu’ils pousseront leur cri et qu’ils danseront le Siva Tau, prêtez attention aux joueurs des Manu Samoa. Et si on se laisse piéger par un cliché exotique fabriqué pour le show, ces « guerriers du Pacifique » disent quelque chose d’eux-mêmes. Pour les entendre, il faut bien les écouter.  

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