Mon premier voyage à Samoa remonte à 2001. J’avais 23 ans et je préparais une maîtrise d’ethnologie à l’université de Provence. Je n’avais jusqu’alors que très peu voyagé, sinon à La Réunion mais ce voyage ne fut pour moi pas beaucoup plus dépaysant qu’une escale à La Ciotat ! Mes recherches avaient pour point de départ le tatouage. L’archipel des Samoa est connu comme le seul de Polynésie à pratiquer encore aujourd’hui ce métier traditionnel et rituel. Il n’a pas été abandonné au moment de l’évangélisation, à l’inverse de ce qui s’est passé à Tahiti. J’avais lu des choses sur le sujet, mais rien de très précis et surtout aucune recherche sur la situation contemporaine. Il y avait donc un vide ethnographique. C’est alors que je suis parti pour un premier séjour de deux mois à Samoa. 

Je suis arrivé à Apia, la capitale, en pleine nuit : les vols arrivent à trois heures du matin. Tout était nimbé d’une aura de mystère. Dès la descente de l’avion, j’ai été saisi par cet air singulier, humide, très épais et chargé d’une odeur de sous-bois. En traversant la ville, j’ai été accueilli par poules, coqs, et chiens errants. À cette heure tardive, je suis descendu dans le premier hôtel où m’avait déposé le chauffeur de taxi. Présenté sur les brochures comme un établissement luxueux, le lieu était des plus rudimentaires et très onéreux pour l’étudiant que j’étais. Mais je ne comptais pas m’y attarder : le lendemain, je devais rejoindre une famille installée dans le village de Moata’a, non loin d’Apia. 

Il ne faut pas s’imaginer que nous sommes les seuls Blancs à Samoa. Un grand nombre d’Occidentaux sont établis dans l’archipel, notamment dans la capitale où siège le bureau régional de l’Unesco et le programme des Nations unies pour le développement. Il y a aussi un grand nombre de jeunes volontaires étrangers, australiens, japonais et surtout les fameux Peace Corps, ces jeunes Américains qui se rendent dans les pays en développement pour accomplir une mission humanitaire de longue durée. Ils participent à des programmes d’éducation, enseignent l’anglais dans les villages et sont plutôt bien implantés. D’ailleurs, nombre d’entre eux deviennent anthropologues ! Ils sont parfois surnommés les « Spy Corps », car on les soupçonne de travailler parallèlement pour les renseignements américains. 

Pour mon travail de terrain, je devais aller à la rencontre des tatoueurs. Un parcours du combattant. Dans les premiers jours, j’ai d’abord improvisé une méthode qui s’est révélée complètement inefficace. J’abordais spontanément des Samoans tatoués dans la rue, espérant remonter le fil jusqu’à leurs tatoueurs. Les Samoans se montraient très ­chaleureux, me proposaient des rendez-­vous pour le jour suivant, mais ne les honoraient jamais. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que la notion de rendez-vous était très aléatoire à Samoa… Après plusieurs déconvenues, j’ai donc décidé de changer de méthode. Heureusement, au cours d’un stage au secrétariat général de la Communauté du Pacifique (CPS) à Nouméa, j’avais noté les noms de tatoueurs et les villages dans lesquels ils étaient supposés résider. Là commençait un nouvel apprentissage : l’usage de l’autobus.

Je me suis rendu au terminal, en donnant au chauffeur le nom du village assorti de celui du tatoueur. Il m’assura qu’il me déposerait devant sa maison. Je n’en attendais pas tant ! Crédule, je m’installai en attendant le départ. Le bus ne partait pas. J’ai attendu trois heures tout seul avant de comprendre qu’il ne quittait la capitale qu’une fois comble. Cela démultipliait le temps que je mettais pour circuler sur le territoire, même pour un lieu situé à seulement quelques kilomètres. Et si l’aller était assuré, je n’avais souvent aucun moyen de rentrer. 

Enfin, j’arrivai au village de Siumu, espérant rencontrer Li’o Tusi’ofo, un tatoueur très connu, membre du Parlement. Pour s’annoncer chez quelqu’un, il faut toujours contourner la maison et entrer par derrière. On n’entre pas par la porte principale, à moins d’y être invité. En arrivant devant la demeure de Li’o Tusi’ofo, femmes et enfants vinrent à ma rencontre. Je leur fis part de ma requête qu’ils accueillirent favorablement. Enfin je touchais au but ! Du moins, c’est ce que je croyais. « Il est là », me dirent-ils en m’indiquant une pierre tombale. Désarroi. Mais tout n’était pas perdu. Le fils du défunt était aussi tatoueur et devait sous peu revenir des plantations. On y cultive du cacao, des noix de coco, et surtout du taro que l’on offre souvent dans les cérémonies. Les tatoueurs possèdent aussi très souvent un titre de chef de famille, et doivent en tant que tels superviser les cultures et gérer la main-d’œuvre. Plus précisément, ils ont la mission de veiller à l’entretien des terres et à ce qu’on y fait pousser. C’est un rôle crucial et lourd de conséquences : dans chaque village, le conseil des chefs accomplit régulièrement des inspections. Si vous êtes pris en défaut de mal entretenir vos terres, on vous impose des sanctions qui peuvent aller, dans les cas extrêmes, jusqu’au bannissement du village. J’ai assisté une fois à un épisode de cette nature. Les chefs du village s’installent en tailleur devant la maison jusqu’au départ des occupants. C’est un de mes souvenirs les plus marquants. Les chefs sont désignés en fonction de l’hérédité et surtout de leur aptitude à occuper cette fonction. L’investiture à un titre de chef matai est négociée au sein des familles étendues qui désignent le membre le plus à même de gérer les relations complexes entre les différents clans présents dans un village. L’aîné est souvent choisi, mais aussi certaines femmes et certains cadets.

J’ai donc attendu le temps nécessaire et le fils en question a fini par arriver… complètement soûl. Comme il avait encore soif, je lui ai offert deux ou trois bières supplémentaires. Inutile de dire que l’entretien était plutôt stérile. Il tournait tout en dérision. Le soir est arrivé et sa famille m’a offert le gîte. Cela se fait d’une manière courante. La population n’est pas du tout hostile aux Blancs que l’on appelle papalagi. À Samoa, dans les villages, les journées sont rythmées par la prière, les siestes et les repas, à base de taro ou de banane bouillie. Le temps peut sembler assez long et la chaleur est torride. 

Le lendemain, je me mis en route vers le village de Falelatai. On m’avait indiqué le nom d’un tatoueur. À l’époque, il n’y avait pas le téléphone portable, et je n’avais aucun moyen de m’annoncer. Hélas, en arrivant sur place, j’ai réalisé qu’il n’exerçait plus. Il faut dire que c’est un métier épuisant qui fatigue énormément la vue. Quand ils ont atteint la quarantaine, les tatoueurs sont assez abîmés. Lorsqu’une famille fait appel à eux, ils se déplacent pour plusieurs jours : les hôtes leur offrent l’essence, les cigarettes, la bière, la nourriture, le tout dans des proportions gargantuesques. Ils finissent souvent par devenir obèses, cardiaques et parfois ­alcooliques. Ils se ruinent la santé très vite. De manière générale, les Samoans consomment beaucoup de produits exportés, trop salés, trop sucrés, trop gras.

À Falelatai, on m’a transmis les noms de toute une généalogie de tatoueurs en activité. Là, on a demandé à un des jeunes sachant parler anglais, Tasi, de me servir de guide. Il ne pouvait plus travailler car il s’était blessé à la jambe. C’est ainsi que nous nous sommes rendus à Savai’i, sur la deuxième grande île de l’archipel. J’ai égrené la liste. Dans le premier village, l’homme que je cherchais avait migré en Nouvelle-Zélande. Puis, arrivé à Vaitoomuli, le deuxième village, le tatoueur n’était plus en activité. Il est décédé peu après ma visite. Lui n’était pas très coopérant. Cela le contrariait de me montrer ses outils. Il existe dans ces métiers traditionnels une forme d’autocensure. On ne révèle pas si facilement ses secrets. Avant, les outils étaient fabriqués en ivoire de porc et les pigments étaient tirés de noix de bancoulier. Les choses se sont sensiblement transformées. 

Après ce périple, je suis enfin retourné dans la capitale où j’ai appris que le célèbre tatoueur Sulu’ape – le grand maître du tatouage mondialement connu ! – devait entamer un rituel près du marché. Le lendemain, j’étais là.

Une maison avait été reconvertie en espace ritualisé. Pour y pénétrer, il faut observer certaines règles : notamment ôter ses chaussures, revêtir un paréo et ne pas porter de parures d’oreilles. Les « spectateurs » sont installés autour de la personne tatouée et doivent encourager l’action par des prières silencieuses, ou dans mon cas en secouant un éventail. 

Le premier jour, je ne fus pas invité à entrer. Je me tenais debout, avec dix autres personnes, derrière un muret qui entourait la maison. Un homme se faisait tatouer. L’opération a duré dix jours, mais cela peut aller jusqu’à trois semaines. C’est une épreuve très douloureuse. L’atmosphère est pourtant des plus festives ; il n’existe aucune tension mortifère. Je suis revenu quotidiennement de 9 heures à 18 heures. Alors, on m’a autorisé à entrer. Le soir, c’est un vrai festin. Nourriture et boissons sont servies à foison. On écoute de la musique, on fume des cigarettes… Au xixe siècle, on pouvait tatouer un grand nombre de jeunes hommes en même temps. Les récits de missionnaires en témoignent. Un chef puissant finançait l’opération pour son fils et d’autres jeunes serviteurs de la chefferie. Cela correspondait à une initiation masculine. Une cohorte de jeunes garçons devenaient ainsi des hommes capables de participer à la guerre et aux activités de production du village. Aujourd’hui, cet aspect guerrier n’existe plus. Le rituel s’est modifié avec la conversion au christianisme des Samoans. Aussi, la fonction sociale du tatouage s’est déplacée : elle s’est maintenue comme rite initiatique, mais s’est recentrée sur une échelle familiale. Pour les hommes, il s’agit d’un rite de passage à l’âge adulte. Chez les jeunes filles,  cette pratique prend un autre sens. Les adolescentes se font tatouer vers 13 ans. Elles incarnent dès lors la dignité de la famille et sont valorisées dans les cérémonies. Leur virginité sera conservée un certain temps. L’opération de tatouage est moins lourde que pour les hommes et ne dure que quelques heures. 

Avant l’évangélisation de l’archipel, la religion des autochtones était basée sur des cultes familiaux. Ils célébraient de grandes divinités, notamment Tagaloa, le dieu créateur. En dehors d’un panthéon nationalement connu, il existait des divinités subalternes associées à des cultes locaux. Le chef de famille, dont le pouvoir revêtait un caractère sacré, était toujours le leader du culte. Aujourd’hui, cette dimension persiste : c’est le chef de famille qui conduit la prière du soir. Aussi, certaines croyances demeurent. Dans les forêts situées en altitude, vous ne trouverez nulle trace de la présence de l’homme. Il n’y a pas d’éclaircissement de terrain, la nature est livrée à elle-même. On évite de s’y promener la nuit : les esprits rôdent. Celui qui y pénètre risque d’avoir des problèmes, de tomber malade. Dans les villages, il existe toujours des lieux sacrés, inviolables car ils s’apparentent au chemin de passage des esprits. La religion catholique n’a pas eu raison des croyances ancestrales. Et elles s’actualisent parfois encore de manière inédite : de plus en plus de notables samoans se font tatouer !   

Conversation avec ELSA DELAUNAY

 

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