Pour le public francophone, le nom « Samoa » n’évoquait rien jusqu’au début des années 1990, quand la presse sportive se fit l’écho d’une surprise : un petit pays inconnu s’était hissé jusqu’aux quarts de finale de la coupe du monde de rugby. Le grand public anglophone, lui, connaissait bien ce nom : un livre consacré à L’Adolescence à Samoa par l’anthropologue Margaret Mead, paru en 1928, était devenu depuis bien longtemps une lecture obligée dans le milieu éducatif et même pour tous les parents d’adolescents. (En France, il fut traduit et regroupé avec d’autres textes dans Mœurs et sexualité en Océanie). Ce livre entendait à sa manière apporter la preuve irréfutable que la fameuse « crise de l’adolescence » n’était pas un état de fait inéluctable parce que « naturel », mais un fait « culturel » qu’il fallait expliquer par l’histoire des idées occidentales sur le corps, le désir, sa répression, etc. En effet, Mead affirmait avoir trouvé une société où la « crise de l’adolescence » était inconnue : « Samoa ». Explication : son étude du système social et culturel lui avait révélé une culture sans tabous, qui permettait un développement tranquille de l’individu. 

En 1925, Margaret Mead fut la première femme à effectuer une « enquête de terrain » au sein d’une population non occidentale. Elle fut aussi la première ethnologue à étudier l’univers féminin d’une société : elle avait interviewé pendant quelques mois des dizaines de jeunes filles et on croyait jusqu’ici que ce travail pionnier était pertinent. 

Or, en 1983, un anthropologue australien, Derek Freeman, publia un essai pour critiquer la méthode de Margaret Mead et dire que son livre de référence sur Samoa avait gravement déformé la réalité. En accusant d’imposture la personnalité américaine qui fut de son vivant la plus célèbre représentante des sciences sociales auprès du grand public, Freeman souleva une tempête médiatique. Il avançait deux arguments. En premier lieu, il affirmait que les jeunes filles n’avaient confié à Mead que des histoires imaginaires. Il parvint à retrouver une femme, alors très âgée, qui fut l’une des amies samoanes de Margaret Mead en 1925 et qui expliqua, dans un reportage télévisé australien organisé par Freeman, qu’elle et ses amies avaient raconté à Mead des mensonges pour lui faire plaisir : l’anthropologue attendait des histoires de rencontres sexuelles. Pourtant, précisait cette personne, la stricte exigence de virginité prémaritale était largement observée. Le deuxième argument de Freeman fit encore plus scandale : l’anthropologie de la sexualité ne peut être culturelle, car ce domaine n’est que « biologique ». 

Je me trouvais à Samoa depuis deux ans quand la polémique commença. Il était clair pour moi que les généralités de Mead sur les adolescentes allaient à l’encontre de tout ce que je pouvais voir et entendre en 1980. D’après les récits des personnes âgées, les théories de Mead étaient très éloignées de ce que pouvait être Samoa, même en 1925.

Comment le comprendre ? Mon enquête m’apporta deux réponses. En suivant le parcours des études de Margaret Mead, ses lectures, en lisant ses notes de terrain, on comprend que sa formation étudiante sur la « civilisation polynésienne » reprenait les affirmations des premiers voyageurs occidentaux (Bougainville, Cook...) sur une civilisation comparable au jardin d’Éden, qui vivait naturellement une sexualité sans tabous. L’autre réponse fut inattendue : on trouve dans les notes de Mead la preuve que son principal « informateur » sur la sexualité des adolescentes était un jeune homme, instituteur, qui devint un de ses amis proches. Elle n’en parla pas dans son livre, mais il est omniprésent dans ses notes. Or, mes observations plus récentes à Samoa sur la question de la sexualité apportent, sans surprise, un contraste évident entre un point de vue « masculin » de chasseur de proie, qui se voudrait conquérant du sexe, et un point de vue « féminin » de proie potentielle qui doit constamment se garder de tous les pièges, ne pas « tomber » aux mains d’un séducteur entreprenant, et cela jusqu’au jour de son mariage. 

Ce ne fut pas le moindre des paradoxes : une des fondations de l’anthropologie féministe fut biaisée par un point de vue masculin.  

Voir Le temps de l'évasion, les extraits du livre de Margaret Mead

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