Ce jour-là, Anne-Aymone est rentrée chez elle comme un automate. Elle est montée dans sa voiture, a quitté le parking de l’entreprise de grande distribution où elle était employée, a conduit sans réfléchir jusqu’à son petit pavillon de Dole. Sous le choc d’avoir été licenciée si brutalement.

Ce n’est que le lundi matin, lorsque son compagnon est parti vers cette même entreprise où ils se sont rencontrés quelques années auparavant, qu’elle a vraiment réalisé qu’elle venait d’être mise à la porte. Sans autre explication qu’un licenciement pour « faute grave ».

Peut-être que dans d’autres circonstances, si Anne-Aymone n’avait pas été mal traitée durant plusieurs années, humiliée et discriminée sur son lieu de travail, elle ne serait pas, trois ans après, encore brisée par cette histoire.

Tristement banale, l’histoire d’Anne-Aymone raconte une réalité de notre temps : les femmes ne sont pas traitées comme les hommes, ne sont pas payées comme les hommes, n’évoluent pas comme les hommes dans le milieu professionnel. 

Les chiffres sont limpides : en moyenne, il y a une différence de 24% entre le salaire d’un homme et celui d’une femme. 

24 %, ça ne veut pas dire grand-chose, mais pour Anne-Aymone, diplômée en 2009 de l’école de commerce de Nancy, cette différence de traitement lui saute aux yeux quand elle se rend compte que son binôme est payé plus qu’elle : « Il partait en week-end, en vacances, alors que je devais compter le moindre euro que je dépensais. »

Sortie d’école juste après la crise financière de 2008, Anne-Aymone accepte malgré un salaire très bas, moins de 2 000 euros brut par mois, le poste que lui propose cette entreprise de grande distribution à trois heures de route de chez elle. « Avec ce salaire, je n’avais pas de quoi m’acheter une voiture pour aller voir mes parents en Alsace. Mais on m’avait permis d’utiliser la voiture de fonction ainsi que le badge d’autoroute, comme dédommagement », explique la jeune femme. 

Assez vite, la jeune employée apprend que l’un de ses collègues, diplômé de l’université de Nancy, est payé environ 24 % de plus qu’elle. Si ce n’était pas si triste, la situation en serait amusante tant elle est une caricature du genre. 

La grande distribution est un monde d’hommes : travaillant au-dessus des entrepôts, Anne-Aymone doit faire attention à tout ce qu’elle porte et s’interdit les chaussures à talons et les jupes. 

« Quand j’ai réalisé le décalage de salaire entre mon collègue sorti de la fac et moi, diplômée d’école de commerce, je me suis sentie flouée : j’avais accepté de déménager loin de chez moi, alors que lui non, j’étais mal payée, alors que lui pas ; vraiment, ça a été bouleversant. Mais le pire est venu quand j’en ai parlé à mon chef », raconte la jeune femme dans un souffle. « Il m’a répondu : la différence entre lui et toi, c’est que, lui, il a du potentiel. » 

Les compétences de la jeune femme ne sont remises en cause par personne, et ses collègues reconnaissent volontiers qu’elle « donne tout dans son travail », mais, aux yeux de la direction de la société belge, le potentiel est ailleurs.

« J’ai vite compris que les femmes étaient traitées différemment : le salaire, d’abord, mais aussi tout un ensemble de comportements désagréables qui me mettaient en difficulté », raconte la jeune femme brune. « J’ai le souvenir particulièrement violent d’un collègue qui m’a traitée de garce un jour. Nous étions en train de déménager nos bureaux, et l’ambiance était tendue. Je me suis sentie littéralement agressée. »

La fable pathétique ne s’arrête pas là et c’est dans ce climat épuisant et anxiogène qu’Anne-Aymone est licenciée du jour au lendemain, d’abord pour faute grave, puis pour motif personnel. Une émotion que la jeune femme a encore du mal à décrire. « Je me suis effondrée, personne ne m’a aidée, j’étais seule, mal. J’ai commencé à faire des insomnies, j’ai perdu beaucoup de poids. » 

Prise finalement en charge au centre médico-psychologique de Dole, on lui prescrit anxiolytiques et antidépresseurs. Mais ce sera le jugement du conseil des prud’hommes qui achèvera de la remettre sur pied : « Les conseillers ont reconnu en décembre dernier que mon licenciement était sans cause réelle sérieuse et que j’avais bien été victime de discrimination salariale. Je vais toucher 22 000 euros. » 

Finalement, 24 % de différence de salaire se mesurent pour Anne-Aymone à l’aune de sa perte de confiance en elle et des humiliations subies. Une violence que l’on retrouve à tous les niveaux de rémunération et dans tous les secteurs.

Camille a dirigé durant des années une filiale de l’un des plus grands groupes français du secteur des matières premières. Normalienne, agrégée de mathématique, diplômée de l’École des mines, il ne serait pas exagéré de dire que cette femme d’une cinquantaine d’années a du charisme et dégage une vraie confiance en elle.

Et pourtant, lors de sa première visite d’usine en 1983, chez un grand industriel du verre, l’ingénieur de production lui lance, narquois, qu’elle ne pourra jamais faire le même travail que lui, qu’elle ne pourra jamais encadrer des ouvriers. 

Des années plus tard, et alors qu’elle dirige une entreprise, Camille a nommé une femme directrice d’usine, avec en tête cette remarque reçue à l’époque comme une gifle, dans un mélange de colère et de dégoût. 

« Il y a quelques années, chez un de mes gros clients, j’ai eu droit à la même réflexion sur les femmes ingénieurs. C’est intolérable. C’est une vision désuète de l’entreprise, du management et des femmes… » explique Camille pour qui, au contraire, nommer une femme à la tête d’une usine est bénéfique à bien des égards. 

« Le dialogue social est meilleur, les ouvriers n’ont pas le même rapport de force avec une femme. Les discussions sont plus constructives. » Mais rien à faire, toute sa carrière sera ponctuée par ces remarques et ces comportements révélateurs d’une mentalité à laquelle aucun milieu social n’échappe, du plus instruit au moins qualifié. 

« J’ai dû me battre deux ans après avoir été nommée directeur général de ma filiale, pour obtenir le même salaire que mes homologues masculins. Deux années à devoir justifier que j’avais droit au même variable de 30 % en fin d’année, et selon les mêmes règles que les hommes bien entendu, alors que pour eux c’est automatique, ils n’ont pas besoin de le demander », raconte, toujours exaspérée par ce manque de respect, l’ancienne chef d’entreprise. 

Dire que l’industrie ou la grande distribution sont des mondes d’hommes ne suffit pas à expliquer l’intolérable : encore beaucoup d’hommes ne supportent pas qu’une femme gagne plus qu’eux et travaille comme eux. 

« Pour un paquet d’entre eux, une femme, inconsciemment, c’est un deuxième salaire, c’est une option, pas une égale. Un de mes collègues, exactement au même niveau que moi, m’a demandé un jour pourquoi je n’apportais pas de temps en temps un gâteau et du café lors des réunions… C’est un désastre d’entendre ça… » continue Camille. 

Certaines femmes se sont habituées aux remarques sexistes, et baissent les yeux quand elles ne baissent pas les bras. « La réalité, c’est que tenir tête aux hommes qui ont du pouvoir, c’est prendre un risque pour sa carrière et tendre les relations de façon irréversible », admet Camille, qui a quitté récemment, et en mauvais termes pour toutes ces raisons, la grande entreprise pour laquelle elle travaillait au plus haut niveau.

« Nous avons négocié, et je me suis engagée à ne pas dire du mal d’eux, à ne pas révéler la petitesse de leurs méthodes », conclut-elle. 

Pourquoi les femmes qui ont fait les mêmes études n’arrivent-elles pas, statistiquement, à faire les mêmes carrières que les hommes ? Si le gouvernement d’Emmanuel Macron s’est voulu un exemple en matière d’égalité entre hommes et femmes, il suffit de regarder la composition des cabinets ministériels pour s’apercevoir que la parité n’est qu’une façade : chez Bruno Le Maire à Bercy, onze personnes, dont deux femmes. Chez Gérard Collomb, place Beauvau, quatorze personnes, dont trois femmes…

La fonction publique n’échappe donc pas à la règle, et la transparence de ses grilles de salaires n’empêche pas les injustices de répartition de s’y glisser…

C’est ce que confirme Laure, énarque, diplômée de l’agro, et haut fonctionnaire. « Regardez deux élèves de l’ENA de la même promo, l’homme avancera toujours plus vite que la femme. Et ce n’est pas qu’une question de maternité : même sans, les femmes progressent moins vite. Les hommes sont au pouvoir et nomment leurs semblables. Il va falloir du temps pour que ça change », explique Laure, qui rappelle que, en 2017, deux ministères (la Justice et les Armées) ont été sanctionnés pour non-respect de la loi Sauvadet sur la parité. 

« Qu’on ne vienne pas dire que les femmes ne candidatent pas aux postes, c’est faux. Elles sont tout aussi diplômées que les hommes, voire plus. Elles ont par conséquent exactement les mêmes envies », continue celle qui concède que parfois « les femmes s’autocensurent et manquent de confiance en elles. C’est aussi une réalité. Dans mon équipe, j’ai nommé beaucoup de femmes et j’attends de voir ce qu’elles vont faire. Je les pousse énormément à prendre les devants, à se positionner. »

Le jeunisme qui semble toucher la fonction publique depuis quelque temps peut aussi être une entrave à la dynamique insufflée par le féminisme d’aujourd’hui : entre 30 et 40 ans, les femmes qui le veulent ont des enfants, et prennent du retard dans l’avancée de leur carrière. « Il faut moderniser nos méthodes managériales pour que la vie privée, quelle qu’elle puisse être, soit compatible avec une carrière professionnelle évolutive. Ce sont les injustices et les stéréotypes de la société qui se reflètent dans la vie professionnelle, les hommes sont peut-être en train d’évoluer à la maison, et cela se ressent très doucement chez les jeunes fonctionnaires. Mais vraiment trop doucement », remarque Laure.

« Cela dit, le milieu des start-up, que l’on imagine jeune et ouvert d’esprit, est essentiellement masculin », ajoute-t-elle à raison, puisque sur les vingt-cinq start-up françaises les plus en vue selon le magazine GQ, seules quatre sont dirigées par des femmes…

« Malgré tout, concédons à l’administration publique un climat plus courtois et moins violent que dans d’autres secteurs, même si elle n’est pas plus égalitaire qu’ailleurs », achève Laure, qui estime avoir été très tôt confrontée à ce climat malsain où la femme n’est pas regardée comme l’égale d’un homme.

Cet apprentissage de l’emprise masculine sur le monde du travail a réveillé chez elle un sentiment d’injustice dont elle ne sort pas indemne. « J’ai tout de suite considéré que ce n’était pas à moi de renoncer, que je n’abandonnerais aucun de mes rêves. C’est devenu un engagement », explique celle qui fait partie de plusieurs réseaux de femmes militant pour plus d’égalité dans le monde professionnel.

Comme Laure, Hélène est devenue ce qu’elle n’avait jamais pensé être un jour, une féministe militante, syndiquée à la CGT de surcroît .

Un bac en poche, la jeune femme, aujourd’hui quadragénaire, se fait embaucher par une grande marque automobile, comme vendeuse dans une concession près d’Orléans. À la surprise de tous les hommes qui l’entourent, Hélène réussit bien, et à son salaire fixe s’ajoutent de bonnes commissions de vente, qui font vite monter la feuille de paye jusqu’à 3 500 euros par mois.

Au moment où une évolution de carrière dans l’entreprise devient possible, il est proposé à Hélène un poste payé 2 000 euros net par mois. Bonne joueuse, elle accepte avec la promesse d’évoluer en salaire et en grade dans la multinationale. « Je me suis dit que si je voulais avancer comme les hommes dans la boîte, il fallait que je passe par ce job au siège. Mais j’ai vite dû chercher une autre option, puisque mon mari, également salarié dans l’entreprise, était muté à Rennes », raconte la jeune femme.

Or l’équipe de Rennes n’est composée que d’hommes. Et le directeur a une solide réputation de macho. « Les femmes, c’est pas sa tasse de thé », explique-t-on à Hélène. Elle parvient à le convaincre et se fait embaucher comme formatrice automobile : elle est la première en France. Mais elle est payée 2 100 euros net par moi, alors que ses collègues masculins touchent 3 800 euros.

Pendant plusieurs années, et à plusieurs postes différents, Hélène évoluera toujours avec un salaire inférieur à celui des hommes avec qui elle travaille. Aux ressources humaines, elle est payée 2 400 euros contre 3 500 euros pour son binôme.

Une situation intenable, et une carrière finalement brisée dans le domaine qu’elle avait choisi en terminant ses études. 

«  Après des années d’enfer et de pression où je n’ai renoncé à rien, mais où j’ai beaucoup laissé de moi-même, nous avons été jusqu’au seuil du tribunal des prud’hommes mais, la veille de l’audience, ils ont accepté toutes mes demandes, et même au-delà », conclut celle qui s’est alors syndiquée pour donner un sens à la lutte contre l’injustice qu’elle avait commencé à mener dans son entreprise. 

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