C’est la marque des profonds angoissés que d’avoir souvent un talent de visionnaire. C’est aussi le legs des grands écrivains. Romain Gary fut les deux, rongé par des affres qui le plongèrent dans des élans à la fois créatifs et prophétiques. Tout au long de son existence, de ses mille existences plutôt, ce nomade multiple s’est évertué à brouiller les pistes pour mieux tracer son destin et esquisser celui du monde. Le bougre avait du flair ! Alors que les pays européens meurent sous la botte nazie en 1943, lui s’évertue, dans la base des aviateurs britanniques de Hartford Bridge dans le Surrey, à rêver de l’Europe. Les pilotes de la RAF et de la France libre dorment tandis que le matricule 30049 reprend le manuscrit entamé en Afrique – d’abord en russe, puis en polonais et en français, après trois sérieux accidents d’avion – puis à Saint-Jean-d’Acre. Ce sera Éducation européenne, superbe roman sur la liberté, l’engagement, l’amitié et le combat contre les nazis dans les maquis de Pologne. « Viens te reposer, on bombarde les Boches demain ! » lui lancent ses collègues du feu, Français libres et Britanniques, allongés sur leurs lits de ferraille avant de monter dans leurs cercueils volants aux aurores. « Chacun avait dix siècles d’histoire dans sa giberne », écrira Gary, à deux pas d’un autre aviateur et Juif russe, Joseph Kessel, ancien du lycée de Nice lui aussi. Pour l’heure, celui qui vient de la terre des pogroms s’entête, insomniaque de ses visions, et imagine l’Europe sur le papier. L’encre avant la mitraille. L’invention d’une utopie avant le largage des bombes sur les terres nazifiées, dès l’aube, qui ne tient pas encore ses promesses. La mort devant soi, avant la survie. Cela donne un roman inclassable, l’histoire d’une résistance polonaise qui navigue entre trahisons et loyautés et de ses combattants, forgeant dans la guerre l’idéal d’une nouvelle Europe. L’héroïsme fera le reste, et des cendres de la terre carbonisée qui assombrit les atlas doit surgir – c’est un impératif, un ordre de patriote ! – une entité, une sur-nation, un extra-pays.

Formidable plaidoyer pour une Europe unie et pamphlet contre l’absurdité de la guerre, le roman est une double prouesse, dans sa narration et son accouchement. Il sent la mort des tranchées, la violence des hommes, l’ignominie et aussi l’espoir, surtout l’espoir. Imaginez ! Souvent les équipages de la RAF et du groupe Lorraine et des bataillons étrangers ne reviennent pas, et les nuits n’annoncent aucune certitude mais des cauchemars en prières. Et le sous-lieutenant de 29 ans, de son vrai nom Roman Kacew, écrit, noircit les pages avant de noircir la lande… Il se choisit dès lors un nom, Gary, du mot russe qui signifie « brûle ». Le feu, il le garde pour ses mitrailleuses sur les Boston de la Royal Air Force. La braise, elle, est en lui, et jaillit de sa plume. Il ne rit pas beaucoup, on le lui reproche, et lui répond qu’il a fracassé son nez sur un hangar de la base aérienne de Bordeaux en 1940 en tentant de décoller avec des compatriotes polonais, saouls comme il se doit. Il ne rit pas, mais il se moque des sceptiques, avec une verve à la fois ironique et cynique digne de Gogol. Il n’a pas ri non plus trois ans plus tôt lorsque des sous-officiers français l’ont traité de déserteur et de sale Juif, puis lui ont cassé la gueule alors qu’il leur demandait de le suivre dans sa route clandestine vers l’Angleterre. Il n’a pas ri mais il a fait un beau pied de nez à l’histoire en quittant la France de Vichy sur un Potez, via un crochet par le Maroc et le bordel de Meknès, une très bonne planque en temps de guerre. Il ne rit pas mais il s’amuse, il est visionnaire, il est voyant, au sens rimbaldien, il rêve depuis Londres ou les cieux et baigne dans l’utopie, et des pays occupés par la barbarie surgira un continent de paix, il en est assuré. Entre ses 25 missions offensives et ses 65 heures de vol pour bombardements ou en reconnaissance, son humour de désespéré – un « terroriste de l’humour » comme il se surnommera lui-même – va engendrer une Europe idéale, aux forceps du roman, profondément humaniste. Un ancien apatride a toujours trop de patries. 

Le titre n’est pas très heureux, l’auteur en est convaincu, et nous aussi. Mais Aron, Camus et Kessel saluent aussitôt le génial aviateur-observateur, qui n’a pas froid aux yeux, ni sur terre ni dans les airs. Un écrivain est né, au style rugueux, au phrasé poétique, un Européen aussi. Couronné du prix de la Critique, le livre, qui remporte un vrai succès avec quatre-vingt mille exemplaires vendus la première année, bouscule les normes romanesques mais aussi les frontières. On retrouve ce goût pour l’européanité dans La Nuit sera calme, un livre d’entretiens avec François Bondy. Qu’importe si l’écrivain a concocté aussi les questions –toujours la ligne de fuite et le sens du double ! Quarante-cinq ans après sa publication, le livre demeure prophétique, sur la montée en puissance de la Chine, les ambitions de l’Amérique, le rôle de l’ONU, les dérives du « machin », où Gary fut porte-parole de la mission française, et l’avenir de l’Europe, toujours. « Il n’y a pas d’Europe sans part d’imaginaire », lance-t-il encore. Il plaide aussi pour une « féminisation » du monde. Au mitan du siècle des génocides, chapeau ! À mettre entre toutes les mains, surtout celles des apprentis diplomates. Sa lecture vaut mieux que deux ans de stage au Quai d’Orsay. Dix livres comme celui-là et vous pouvez vous permettre de sécher les cours de l’ENA. 

Ses rêves romanesques se heurtent néanmoins à la réalité – ce « clivage schizophrénique existant entre culture et réalité », écrira-t-il. S’il réitère un roman pro-européen avec Europa en 1972, Gary livre sa perplexité devant la difficulté du vivre-ensemble européen, lui qui fut diplomate seize ans durant, de 1945 à 1961. Nostalgique des temps anciens, son héros, l’ambassadeur Danthès en poste à Rome, a « pour l’Europe une passion qui allait de pair avec son amour de l’imaginaire ». Et tant pis pour la réalité ! « Les civilisations elles-mêmes sont les fruits lentement accumulés dans le sillage des échecs », écrit-il dans la préface de l’édition américaine. Gary veut plaider encore pour un continent de paix, loin du bruit des bottes, héritier de l’Europe du XVIIIe siècle et des Lumières. Un roman visionnaire, là encore, subtil et désespéré, qui a pour mérite de penser l’Europe comme géographie du refus de la guerre et de la barbarie, comme émanation aussi des patries et non comme matrice intégrée. On songe au Monde d’hier de Zweig, subtil, nostalgique et malgré tout bourré d’espérance. « Je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines », clamera Gary. On peut en dire autant pour l’Europe.

Visionnaire et chantre de l’avènement européen, Gary l’est aussi de la lutte pour l’environnement. Après Éducation européenne, il concocte Les Racines du ciel, dont le premier titre devait être… Éducation africaine. Ancien résistant et rescapé des camps, son héros Morel, un « idéaliste occidental », devient un défenseur de la cause des éléphants. Après le massacre des hommes, celui des animaux. Pour antidote d’un pessimisme profondément ancré en lui, Gary livre un roman magnifique sur les pachydermes – « symboles de dignité et de liberté » – qu’il a pu côtoyer durant ses séjours en Afrique équatoriale française lors de la guerre, et métaphore de la folie des hommes, qui aliènent leur propre liberté. Morel, ou l’indignation hautement subversive… Écrivain écologiste avant l’heure, sans manichéisme aucun ni naïveté, Gary est le premier à alerter l’opinion sur les périls visant les espèces animales et, au-delà, l’environnement. « Il s’agissait de toute la défense de notre environnement – c’est-à-dire aussi de notre liberté », plaide-t-il dans La Nuit sera calme. Chargé d’affaires en remplacement à La Paz, il apprend la nouvelle du Goncourt 1956 dans la capitale bolivienne, alors que les journalistes locaux lui annoncent… le Nobel. Quelques semaines plus tard, il est à la fameuse table de Pierre Lazareff, patron de France-Soir et faiseur de rois dans sa bastide des Yvelines. L’un des commensaux prononce le mot « écologique ». Sur vingt invités, quatre seulement en connaissent le sens ! Gary est écœuré. « On a bien voulu écrire, depuis la parution de ce livre il y a vingt-quatre ans, qu’il était le premier roman “écologique”, le premier appel au secours de notre biosphère menacée, avoue-t-il en 1980. Je ne mesurais cependant pas moi-même, à l’époque, l’étendue des destructions qui se perpétraient ni toute l’ampleur du péril. » 

Un garde-chasse de Côte d’Ivoire nommé Matta, qui a lu le roman, lui écrit et raconte qu’il livre désormais une chasse impitoyable aux braconniers. Matta est bien vite tué, les armes à la main. Gary en est bouleversé. Une autre allégorie de la barbarie et de la destruction du nid humain. Gary se suicide peu de temps après, d’une balle dans la bouche, rue du Bac à Paris. Point final d’un désespéré qui a eu raison avant les autres. 

Lorsqu’il écrivit Les Racines du ciel, on comptait 4 millions éléphants en Afrique. Il n’en reste plus aujourd’hui que 400 000. Et tant d’autres piliers terrestres ou célestes sont amenés à disparaître. L’artiste Gary est visionnaire, trop visionnaire, de la savane à Saint-Germain-des-Prés. « Je ne suis plus chez moi dans ma peau », constate-t-il dans La Nuit sera calme. Il n’empêche : sa plume a réinventé le monde. Marionnettiste du dedans, aventurier du grand dehors, caméléon qui use et abuse de ses masques, ce désespéré lucide à la mélancolie compliquée laisse une œuvre empreinte de lyrisme et à l’incroyable modernité. 

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