Pourquoi votre passion pour Gary, et pourquoi est-il publié maintenant en Pléiade ?

Il y a une vingtaine d’années, une étudiante d’origine tunisienne a souhaité que je dirige son mémoire de DEA sur Gary. Je l’ai incitée à chercher de véritables spécialistes. Mais, après un tour de France, elle m’a dit qu’elle n’en avait pas trouvé, et que la spécialiste, ce serait moi ! Je n’ai pas osé résister. Et puis j’aime les écrivains mal aimés… Ce qui était alors son cas.

Plus tard, j’ai proposé des séminaires sur Gary. Ils attiraient du monde. L’engouement pour son œuvre est venu d’abord de la jeunesse. Sans doute parce que ses romans sont assez faciles à lire et riches. Puis, après le 21 avril 2002, quand Le Pen s’est retrouvé au second tour de la présidentielle, beaucoup de jeunes manifestaient dans les rues, certains brandissant ce slogan : « Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres. » Ils avaient trouvé Gary ! Quand j’ai voulu l’inscrire au programme de licence, ce fut une levée de boucliers. Nous n’étions que deux profs de littérature à le défendre à Paris III – l’autre était Jacques Lecarme, qui m’avait précédée. Personne ne semblait avoir lu Romain Gary. Aux yeux de mes pairs, il fallait être bizarre pour le choisir comme sujet d’enseignement. 

Qu’est-ce qui « coinçait » avec Gary ?

D’abord ses engagements politiques. On lui reprochait d’être gaulliste quand les intellectuels étaient de gauche, voire d’extrême gauche. Le fait qu’il ait été résistant, qu’il soit parti très tôt en Angleterre, rien de cela ne le rachetait dans leur esprit. Il était dans un purgatoire du côté de l’université, mais aussi des critiques littéraires qui lui avaient fait la réputation d’écrire mal, de rabâcher, d’écorcher le français. D’être une sorte d’auteur de gare, un écrivain populaire à la plume approximative. Ensuite, c’est sa personnalité qui heurtait. On le prenait pour un énergumène. Son côté tonitruant dérangeait, le fait d’avoir divorcé et épousé la star de cinéma Jean Seberg. Il était diplomate, mais il n’avait rien d’un diplomate. Ceux qui avaient passé le grand concours du Quai d’Orsay ne l’appréciaient pas. Gary bousculait une tradition bien établie où l’on se transmettait les charges de père en fils. Parce qu’il avait été aviateur et bombardier, il déparait dans ce milieu feutré. Au fond, il n’a jamais essayé d’être conforme. Du ministre des Affaires étrangères Maurice Couve de Murville, il disait qu’il était « très bien habillé », ça voulait tout dire pour lui qui portait toujours des chapeaux invraisemblables, comme ce vieux couvre-chef plein de taches que lui avait offert John Huston et qui lui donnait l’allure d’un clochard.

Sa personnalité a-t-elle fait obstacle à son œuvre ?

Pas au début. Mais entre le bel accueil d’Éducation européenne, son premier roman, et le Goncourt qu’il obtient pour Les Racines du ciel, plusieurs de ses œuvres, comme Tulipe ou L’Homme à la colombe, n’ont pas eu de succès. Certains critiques étaient indignés qu’on donne des prix à des auteurs qui, selon eux, n’écrivaient pas un français correct… Dans son désir de prendre des pseudos, il y a eu le refus de « la gueule qu’on lui avait faite », comme il l’a souvent dit. « On m’a fait une gueule et je n’ai pas pu m’en détacher. » Sa façon de se comporter n’aidait pas non plus. Il a voulu donner une chance à son œuvre. Qu’elle échappe à son personnage qui était sans doute lui-même trop romanesque. Peu d’intellectuels le lisaient. Le public l’achetait. Ses ventes écrasaient celles des autres écrivains, ce qui suscitait peut-être mépris et jalousie. Surtout à l’époque du Nouveau Roman, une période de livres maigres, sans récit ni héros, qui ne se vendaient guère…

Qui l’a encouragé parmi les auteurs reconnus ?

D’abord Raymond Aron, en Angleterre, qui publia certaines de ses nouvelles dans la revue La France libre. Puis Camus, qui l’a toujours soutenu. Même si les deux hommes n’étaient pas d’accord sur ce que devait être un roman. Camus racontait des histoires qui correspondaient à un engagement de sa part. Gary prônait le roman total, où il existe un rapport entre l’auteur et ses personnages. Il voulait que le roman déborde dans la vie. Il entretenait de bons rapports avec Malraux aussi.

La nécessité des pseudos était-elle seulement liée à l’hostilité des critiques ?

Non. À un moment, il avait rempli le programme tracé par sa mère, devenir un héros français, écrivain, ambassadeur… Mais son besoin d’être un autre était existentiel. Il a toujours souffert de n’être qu’un, de n’être qu’une personne, avec en plus cette gueule qui ne lui convenait pas. Il avait le sentiment d’être éliminé. Ses premiers essais de pseudonymes ont échoué, car, sous le nom de Shatan Bogat ou de Fosco Sinibaldi, ses livres ne se vendaient plus… Le choix d’Ajar est venu un peu par hasard. Il voulait écrire une œuvre sans auteur. C’était son idée. Il a fini par se décider pour ce nom. Il a inventé un nouveau style, une nouvelle écriture. Il a commencé à écrire Gros-Câlin, sans s’être d’abord décidé à le publier sous pseudo, car il voyait le rapport avec son style d’avant, mais cela ne sautait pas aux yeux. À l’époque, j’étais une jeune prof à la fac et je me souviens de l’engouement extraordinaire de mes collègues pour Ajar à la sortie de ce livre. Aucun n’avait jamais lu Gary. Ajar c’était drôle, intéressant, ça pétillait ! On ne s’agitait que pour Ajar… 

Quelles sont à vos yeux les dominantes de son œuvre ?

La condition humaine et le mélange singulier du comique et du tragique. Il dit que l’humanisme est sa grande cause. Pas l’humanisme traditionnel de la Renaissance, mais la souffrance humaine, tout ce qu’un homme peut subir dans sa vie, ce qu’il a subi lui-même, la pauvreté, la guerre, les bombardements et toutes ses horreurs, la Shoah – lors de laquelle disparurent son père, ses demi-frères et sa demi-sœur. Les amours difficiles aussi.

Autant de malheurs qu’il pulvérise par le rire ? 

Le rire est partout dans ses livres. C’est une façon de résister à l’horreur. Il écrit dans un de ses romans qu’au-delà de la haine il y a le rire. Ce rire prend des formes très variées. Il est présent, y compris dans Éducation européenne, même si ce n’est pas encore le Gary flamboyant. Pour le lecteur polonais, beaucoup de passages sont drôles, comme le nom des personnages. Le nom du village est Sucharki, ce qui veut dire « pain rassis ». Il y a une scène de shabbat hilarante, où des juifs se retrouvent pour prier dans un décor apocalyptique avec la peur d’être surpris par les Allemands. Chez Gary, le rire et l’autodérision, qui caractérise l’humour juif, sont omniprésents. Sur un fond terrible.

Que voulez-vous dire ?

Prenez La Vie devant soi. C’est une histoire épouvantable. Ce sont des « enfants de putes » qui ne peuvent s’en sortir s’ils ne rencontrent pas quelqu’un de bien comme Madame Rosa. Le roman raconte les Africains, la banlieue et la déchéance à travers les yeux d’un petit garçon, Momo. On croit qu’il ne voit pas la réalité mais il voit très bien, au point qu’il préférerait ne pas être né. L’ombre de l’avortement est présente dans ce roman. Ce sont des sujets sérieux, atroces même. À la fin du livre, Momo reste enfermé des semaines entières dans une cave avec Madame Rosa qui est morte. Il sort juste pour acheter du maquillage afin qu’elle soit moins laide. On est dans Les Misérables. D’ailleurs Momo le dit : « quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire ». Et plus on arrive chez Ajar, plus on rencontre de misère intellectuelle, spirituelle, quotidienne. Dans Gros-Câlin, le héros perd la tête. Le roi Salomon et Madame Rosa montrent des visages terribles de la vieillesse. Mais on oublie les conclusions des romans de Gary.

Comment les résumeriez-vous ?

Face à la misère il existe dix mille façons d’en rire. C’est sa mère qui le lui a appris, il y a des dieux mauvais, Totoche le dieu de la bêtise, Filoche le dieu de la petitesse et des préjugés, Merzavka, le dieu des vérités absolues…Dans l’édition anglaise, il y a aussi Trembloche, celui des froussards, qui ne disent rien, qui ne font rien pendant l’Occupation, qui se font tout petits et ne prennent pas parti. Ce dieu n’existe pas dans l’édition française… 

En quoi l’œuvre de Gary est-elle visionnaire ?

Plus que dans ses romans, cette dimension se retrouve surtout dans ses essais ou ses entretiens. Et d’abord dans sa vision de l’Europe. Comme porte-parole de la mission française à l’ONU, il était intéressé par l’Europe et par l’Amérique. Selon lui, il aurait fallu qu’on construise une Europe complètement européenne, et non inspirée par l’Amérique. Une Europe aussi plus ouverte sur l’Est, comme le général de Gaulle en avait exprimé le souhait en 1959, à Strasbourg, quand il disait : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! » Gary, c’est russe, c’est l’impératif « brûle, brûle », ou « éclaire, éclaire », car ce mot vient d’un chant tsigane où l’on s’adresse à une étoile. Mais c’est aussi Gary Cooper, le héros de western, le bon, celui qui protège, qui va avec son côté vieille France.

Peut-on le présenter comme un écologiste avant l’heure ?

Souvenez-vous de ce passage de Chien blanc, à Los Angeles, quand il se lève tôt le matin pour aller voir son chien Batka. Il est en admiration devant la clarté limpide de la Californie à l’aube, avant, écrit-il, « la sortie des millions de véhicules et la mise en marche des usines, lorsque la pollution jettera sur la ville sa pourriture opaque ». Son goût pour les arbres existe dès Éducation européenne. Quand le garçon de 14 ans pour qui son père a creusé une cachette en sort, il n’y a personne, juste la neige. Alors il se blottit contre un grand chêne et va sans cesse rechercher la protection de cet arbre.

Dansun texte de 1974, il déplore que la beauté du monde soit de plus en plus menacée : « Ce qui se passe dans nos mers est pire que la peste au Moyen Âge. La mer est notre ancêtre. Il a fallu à la vie plus de cent millions d’années pour produire la tortue de mer géante, la baleine et le phoque moine. Il nous a suffi de trois générations pour en arriver à un point où la disparition totale paraît presque inévitable. » Il évoque la pollution, la déforestation, l’agriculture intensive. Il dit que nous sommes tous liés, aux fleurs, à l’herbe, aux bactéries, aux arbres. Et il conclut : « La seule chose que nous sachions est que la nature ne connaît pas de préférés parmi les espèces. Rien dans la nature ne prouve qu’elle se soucie davantage de notre espèce humaine que des jonquilles. » Ce Gary est vraiment étonnant et actuel. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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