La France a semblé, dans la campagne présidentielle qui s’achève, plus que jamais obsédée par son histoire, ce rétroviseur de sa puissance défunte. Les candidats à la magistrature suprême, avec la complicité d’intellectuels et d’essayistes, l’ont en permanence convoquée pour remettre de l’ordre dans un monde suintant de menaces. Jeanne d’Arc et Jean Jaurès, Lavisse et Michelet, de Gaulle et Mitterrand, la Révolution, l’Empire et la Commune ont, à longueur de discours, été appelés à la rescousse d’un présent difficile à saisir et d’un futur indéchiffrable.

Déjà en 2007 et 2012, la tentation d’instrumentaliser le récit national s’était manifestée de manière particulièrement marquée. Tout juste élu, Nicolas Sarkozy avait demandé à ce que soit lue en classe la lettre du jeune résistant communiste Guy Môquet, puis proposé que chaque élève de CM2 « parraine » un disparu de la Shoah, des initiatives heureusement avortées. La décision de François Hollande de rendre hommage à Jules Ferry, une semaine après son élection, avait également suscité des polémiques en raison de la politique coloniale que l’inventeur de l’école laïque et obligatoire avait incarnée à la fin du XIXe siècle.

Choc des histoires, hantise du déclin, fantasme de la restauration d’un récit national accepté par tous : comment en est-on arrivé là ? Comme pour de nombreuses obsessions françaises, à commencer par la question identitaire, les années 1970 et 1980 sont décisives pour comprendre la généalogie des usages politiques des controverses historiques. C’est à cette période que les grands mythes qui structuraient le récit national sont progressivement contestés, avant tout par les historiens eux-mêmes. À gauche, la révélation de l’univers concentrationnaire soviétique par Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag, paru en 1973, constitue un tournant qui achève de délégitimer le communisme comme idéal d’émancipation. Les « nouveaux philosophes », mais aussi une génération d’historiens emmenés par François Furet, font du libéralisme antiautoritaire le principe directeur de leur déconstruction des mythes révolutionnaires, à commencer par celui de la Révolution française, largement ébranlé par la parution de Penser la Révolution française en 1978.

La désagrégation du consensus gaullien sur le régime de Vichy, qui voulait que la véritable France soit à Londres, constitue une autre étape de la remise en cause de la mémoire nationale. L’œuvre d’historiens étrangers comme Robert Paxton ou Zeev Sternhell inaugure en France un débat particulièrement vif sur le rôle de l’État français dans la déportation des Juifs, mais aussi sur les causes historiques et culturelles de la mise en place du régime de Vichy. Dans un ouvrage très polémique publié en 1981, L’Idéologie française, le jeune Bernard-Henri Lévy accuse la France d’avoir forgé la matrice du fascisme européen par son attachement excessif au terroir, sa méfiance vis-à-vis de l’esprit cosmopolite ou sa haine des intellectuels. À cette remise en cause des mythes nationaux s’ajoute une critique de l’enseignement de l’histoire inaugurée par l’académicien Alain Decaux dans Le Figaro Magazine où il signe en 1979 un article virulent contre la désagrégation du récit national : « On n’apprend plus l’histoire à vos enfants. »

Ces débats ne vont pas tarder à être récupérés par la sphère politique. La gauche socialiste est la première à mettre en cause la « crise de l’histoire », maillon de la crise morale nationale que seul l’avènement du socialisme est susceptible d’enrayer. Le Projet socialiste pour la France des années 80, l’un des deux documents programmatiques de la campagne de François Mitterrand en 1981, propose ainsi de « ressusciter la mémoire et redonner un sens à l’histoire de France ». C’est le capitalisme et l’économisme incarnés par la présidence de Valéry Giscard d’Estaing qui, pour les socialistes, sont la cause d’une perte de la mémoire nationale. Accusé de vouloir « façonner un peuple sans mémoire pour une France sans histoire », le giscardisme est contesté par la gauche qui revendique la dimension « révolutionnaire » de la mémoire.

Les deux septennats de François Mitterrand sont une période d’intense usage politique de l’histoire : cérémonie d’investiture du nouveau président au Panthéon le 21 mai 1981, célébration du millénaire capétien en 1987, sans oublier le bicentenaire de la Révolution française en 1989, véritable point d’orgue de la mise à contribution de l’histoire par la politique. Les cris d’orfraie de la droite contre la « dégradation » du Louvre par la pyramide dessinée par l’architecte sino-américain Ieoh Ming Pei ou la volonté vendéenne de rendre hommage aux chouans massacrés par les révolutionnaires font partie de ces batailles qui peuvent rétrospectivement prêter à sourire. Elles n’en furent pas moins violentes et emblématiques d’une époque, en comparaison de laquelle les controverses actuelles paraissent picrocholines.

Le discours de Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv en juillet 1995, admettant la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs français, est pensé comme l’ouverture à une nouvelle ère : celle d’une réconciliation des mémoires nationales par la confrontation à la vérité historique sur la Seconde Guerre mondiale. Mais cet épisode n’empêche pas les critiques acerbes portées au gouvernement de Lionel Jospin lorsque celui-ci rend hommage en 1998 aux poilus fusillés de 1917 ou fait reconnaître par la loi Taubira l’esclavage comme crime contre l’humanité en 2001.

C’est autour de la question coloniale que se cristallise la guerre des mémoires qui divise le monde politique depuis les années 2000. L’adoption en 2005 par le gouvernement Raffarin d’une loi disposant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », finalement abrogée en 2006, met le feu aux poudres. Elle rouvre les plaies d’une mémoire coloniale jamais pleinement assumée par les responsables politiques de droite et de gauche, et inaugure un thème qui sera central dans la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 : le refus de la repentance. Cet enjeu, qui voit culminer la confusion entre le rôle du politique et celui de l’historien, devient lourd de conséquences pour le présent. C’est en son nom que le nouveau président refuse d’inaugurer la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et propose la création d’une Maison de l’histoire de France, un projet finalement abandonné après l’élection de François Hollande.

L’histoire devient l’objet d’une guerre culturelle entre familles politiques, dans laquelle l’extrême droite joue un rôle croissant, consciente de la sensibilité de l’opinion à cette question, sur laquelle s’adossent les enjeux non moins cruciaux de l’enseignement, de l’imaginaire national, mais aussi de l’intégration des immigrés dans la mémoire française. La repentance a réactivé la guerre des récits nationaux qui fait rage depuis dix ans, face à une opinion publique ébranlée dans ses certitudes, et alors que croît le nombre de mémoires meurtries revendiquant une place au Panthéon de l’histoire nationale. Les déclarations d’Emmanuel Macron en Algérie sur la colonisation comme « crime contre l’humanité » en février dernier, qui lui ont valu un tombereau de critiques, est le dernier épisode en date de cet affrontement. Elles l’ont opposé à ceux qui se considèrent comme les perdants de l’histoire nationale, ou qui récusent la confrontation lucide de la France avec les parts sombres de son passé. Cette querelle se double d’une controverse entre historiens sur le rôle de l’histoire comme « institutrice de la nation ».

La parution de l’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron est emblématique de l’exportation de ce combat politique dans le champ intellectuel. Succès public et critique sans précédent, ce livre a également été attaqué par ceux qui souhaiteraient faire de l’histoire le socle d’un récit national devenu introuvable. On peut regretter ces débats incessants qui embrasent de manière récurrente l’opinion et les médias et hystérisent la société. D’aucuns y verront une manifestation supplémentaire du pessimisme français, pétri d’inquiétude et de déclinisme, ou encore les signes du combat culturel qui fait rage dans les coulisses de la politique française. Mais l’on peut également y voir un hommage des belligérants à une histoire longue, complexe et parfois tourmentée, et un signe supplémentaire que la France demeure, selon la belle expression de l’historien britannique Sudhir Hazareesingh, « ce pays qui aime les idées ». 

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