1. Qui fait l’IA ?
L’IA en questionsTemps de lecture : 4 minutes
De nombreux préjugés et stéréotypes circulent sur le monde de la Tech en général, et sur celui de l’IA en particulier : un univers d’entrepreneurs jeunes, blancs, masculinistes, rythmé par d’incessantes vagues d’innovations. Ce profil existe, mais tous ne se ramènent pas lui.
Lors de mes travaux, je me suis particulièrement intéressé aux entreprises de la Silicon Valley, aux États-Unis. Sur les 15 000 à 20 000 entreprises qui y élaborent de nouvelles technologies, plus de 3 500 environ sont spécialisées dans le domaine de l’IA. En 2023, près de 450 entreprises étaient créées exclusivement dans ce secteur. En France, le nombre officiel d’entreprises d’IA est de seulement 750 sur l’ensemble du territoire… L’écart est grand.
Les gens qui composent ces équipes ont pour spécificité de ne pas appartenir à des corps de métiers
Dans la Silicon Valley, il y a certes les grandes entreprises dont on entend parler, mais la majorité des acteurs sont des organisations de petite taille, avec des équipes focalisées sur le développement d’un seul service. Les gens qui composent ces équipes ont pour spécificité de ne pas appartenir à des corps de métiers. Dans la médecine ou dans le génie civil, les professions sont régulées, les connaissances sont évaluées et sanctionnées par des diplômes. Dans le domaine de la Tech, les diplômes, les titres et les cursus universitaires classiques ont moins de poids et les dénominations sont plus volatiles : développeur, ML engineer (machine learning engineer), deep-learning engineer, AI architect… Nous sommes face à des dénominations temporaires et non standardisés. D’ailleurs, dans la Silicon Valley, les personnes qui embauchent s’intéressent moins au diplôme qu’aux compétences et à leur potentiel de développement.
C’est pourquoi le profil de ceux qui conçoivent l’IA est si varié. Certains n’ont suivi que six mois de formation aux États-Unis quand d’autres sont postdoctorants à Stanford. Ils viennent aussi bien de l’informatique que des mathématiques ou de la biologie… Mais beaucoup, si ce n’est tous, ont un cursus universitaire, et il n’est pas rare qu’ils aient commencé une thèse. Ils sont souvent athées. Leurs parents étaient, dans bien des cas, eux-mêmes scientifiques, ingénieurs ou entrepreneurs. Ils ont baigné, enfants et adolescents, dans la science-fiction, les jeux vidéo, parfois les concours d’échecs et les olympiades de mathématiques. Un autre aspect important est leur cosmopolitisme. Les grandes entreprises technologiques recrutent majoritairement des personnes nées en Inde ou en Chine et, dans une moindre mesure, en Europe. On retrouve la même population dans les départements de science informatique des grandes universités américaines. On parle souvent d’une opposition entre grandes puissances, en particulier entre États-Unis et Chine, mais, sur le terrain, les interconnexions sont fortes.
Les ingénieurs ne sont pas tous des « Tech bros ». Il y a parmi eux des femmes, des pères de famille, des personnes LGBTQI+, des progressistes…
La différence entre le quotidien de la Silicon Valley et l’image qu’en donnent certaines figures très médiatiques, comme Elon Musk ou Sam Altman, le PDG d’Open AI, ne s’arrête pas là. Les ingénieurs ne sont pas tous des « Tech bros ». Il y a parmi eux 10 % de femmes, des pères de famille, des personnes LGBTQI+, des progressistes convaincus, très attachés aux valeurs de la science, de la démocratie et du progrès. Certes, le milieu de l’informatique est très masculin, et cette domination peut se transformer en masculinisme. Cela dépend beaucoup de la culture de l’entreprise : certaines ont développé un management sexiste, comme Uber ou Facebook à ses débuts, d’autres ont connu des cas de harcèlement caractérisés qui ont tardé à être sanctionnés en raison du pouvoir de certaines « rock stars » de la Tech, comme Andy Rubin chez Google ou John Lasseter chez Pixar, tous deux considérés comme des génies. Mais ce phénomène n’est pas spécifique à ce milieu, on l’a retrouvé dans de nombreux secteurs scientifiques et techniques. Pour ce qui est de la surreprésentation des hommes, elle est due à des effets de socialisation durables et indirects.
Il faut également nuancer le stéréotype de l’âge. On entend beaucoup parler des petits génies de la Tech. Cette surreprésentation de la jeunesse tient à la visibilité écrasante d’une minorité de « superentrepreneurs », des ingénieurs ayant fondé des licornes, c’est-à-dire des start-up capitalisées à plus d’un milliard de dollars. Mais les manageurs dans l’IA ont bien souvent 40 ou 50 ans.
Quant à leur rapport à l’IA, il est lui-même ambivalent : d’un côté, jugeant que l’IA aura des effets positifs, ils pensent faire avancer la science et par extension la société ; de l’autre, ils s’interrogent sur ses limites et sur ses dérives potentielles. Si la démocratisation d’Internet était largement vue comme positive dans les années 1990, celle de l’IA ne fait pas l’objet, aux yeux de cette génération, des mêmes certitudes.
Conversation avec LOU HÉLIOT
« Les États ne peuvent rien sans la Tech »
Asma Mhalla
La politiste Asma Mhalla dresse un tableau des grands enjeux géopolitiques suscités par l'IA, cette technologie qui a pris une place centrale dans la stratégie de puissance des États.
[Lia]
Robert Solé
JE M’ÉTAIS trompé sur son compte. L’IA (que j’appelle Lia dans l’intimité) n’est pas celle que je croyais...
La guerre automatisée
Laure Roucy-Rochegonde (de)
La politiste Laure De Roucy-Rochegonde revient sur la façon dont l’IA révolutionne le secteur militaire et reconfigure le problème du contrôle de la force en remettant en cause les règles traditionnelles.