Quelles réalités recouvre l’action humanitaire ?

La définition de l’humanitaire ne fait pas consensus car elle peut recouvrir de nombreux domaines. Il y a d’abord, concrètement, l’idée de secours apporté aux populations en situation de crise, de catastrophe ou de conflit, et qui ont besoin d’une aide vitale pour avoir accès à l’eau, à la nourriture, à un abri ou aux soins. Cela inclut le secours aux réfugiés, aux déplacés, mais aussi aux combattants blessés de tous les camps. Il y a ensuite ce que l’on appelle le « post-crise », c’est-à-dire des programmes de reconstruction, de réhabilitation, de développement, qui doivent permettre de rendre aux populations les moyens de leur subsistance. Cela passe aussi par l’éducation d’ailleurs – éducation des enfants dans les camps de réfugiés, par exemple, ou formation professionnelle des déplacés. Enfin, il y a la volonté de faire respecter le droit humanitaire lors de conflits armés, afin de s’assurer de la proportionnalité des mesures et de protéger au mieux les populations civiles.

Quelles ont été les grandes évolutions historiques de cette action humanitaire ?

À l’origine, les premiers élans humanitaires vont aux soldats blessés. La Septième Symphonie de Beethoven est ainsi jouée pour la première fois en 1813 à Vienne, sous sa direction, lors d’un concert caritatif destiné à recueillir des fonds en faveur des soldats victimes des guerres napoléoniennes. Plus tard, c’est Henry Dunant, futur fondateur de la Croix-Rouge, qui, sur le champ de bataille de Solférino en 1859, constate les ravages de la guerre et appelle à protéger les blessés et à venir au secours des victimes. Cela se fera d’abord dans l’infanterie, puis s’étendra aux autres corps militaires, puis aux prisonniers de guerre ainsi qu’aux internés civils. Il ne s’agit donc pas d’un mouvement pacifiste qui voudrait arrêter la guerre. L’idée est plutôt d’en alléger les souffrances, par le soin ou par l’interdiction de l’usage de certaines armes. Puis, au cours du XXe siècle, l’attention va de plus en plus se porter sur les populations civiles, qui vont devenir les premières victimes des conflits armés. Lors de la guerre d’Espagne, des associations, qu’on appellerait aujourd’hui ONG, viennent ainsi prêter assistance à la population touchée par les bombardements. La Croix-Rouge française, entre autres, développe des établissements médicaux pour apporter des soins là où les hôpitaux sont absents.

« Le mouvement "sans frontières" s’attache, lui, à agir sur des terrains où il n’est pas toujours le bienvenu »

Qu’est-ce qui change après la Seconde Guerre mondiale ?

Avec la guerre froide, le nombre de conflits interétatiques va diminuer, et de nouveaux acteurs humanitaires – ONG et agences des Nations unies, notamment – vont prendre une place plus importante. Ils mettent davantage l’accent sur le soutien plus structurel aux populations les plus pauvres, à travers la lutte contre la faim, la malnutrition infantile ou les épidémies dans les pays nouvellement indépendants. S’installe alors l’idée que la conflictualité est vouée à diminuer et que l’effort peut être mis sur le développement et l’accompagnement des pays pauvres. C’est aussi le moment où se diffuse, notamment en France à partir des années 1960 et 1970, le concept d’ingérence humanitaire, cette idée que ce qui se passe très loin de chez nous nous concerne et qu’il faut apporter une aide concrète aux populations touchées, opprimées, notamment dans le cadre de guerres civiles. Jusque-là, l’aide humanitaire devait être acceptée ou demandée par les États concernés. Le mouvement « sans frontières » s’attache, lui, à agir sur des terrains où il n’est pas toujours le bienvenu, comme l’Afghanistan des années 1980, où des médecins français, en particulier, vont passer les frontières de façon illégale pour manifester leur solidarité et apporter leurs secours aux résistants à l’invasion soviétique.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La situation a changé depuis le début du XXIe siècle, du fait de plusieurs grandes évolutions. D’abord, nous assistons au retour de conflits de haute intensité, qui multiplient les victimes civiles et militaires. Au Soudan, au Tigré, au Yémen par exemple, ont lieu des massacres de grande ampleur, sans que soit tenu compte, ou très peu, des populations. Il y a même un certain cynisme de la part de gouvernements qui s’en préoccupent d’autant moins qu’ils jugent que les humanitaires seront là ensuite pour apporter des soins ou limiter les risques de famine… Ensuite, vient le retour de souverainetés fortes, nourries par les populismes autoritaires, qui poussent les États à contrôler plus fermement leur territoire et leur population. Enfin, la multiplication des catastrophes climatiques engendre de nouveaux risques humanitaires. Dans l’ensemble, le cycle actuel est marqué par un recul du niveau d’acceptation des acteurs humanitaires, avec un accès aux victimes et aux populations vulnérables plus difficile que dans les années 1990.

« Dans un monde où la démocratie est en recul, l’action humanitaire est rendue plus difficile »

Pourquoi ?

De plus en plus de pays sont réticents à la présence d’acteurs humanitaires étrangers. Ce peut être une façon de ne pas avoir à reconnaître aux yeux du monde les carences de leurs propres systèmes de protection – ainsi, après l’ouragan Katrina, les États-Unis ont refusé le soutien de la France ou d’autres alliés, parce que cette aide aurait été vécue comme une gifle politique, et la France s’est comportée de même lors d’un épisode cyclonique en Guadeloupe. Mais cette réticence est surtout liée au fait que les belligérants ne veulent pas de témoins des exactions qui peuvent être commises sur les populations, surtout dans le cas d’États autocratiques. En Ukraine, il y a des humanitaires du côté de Kiev, mais il n’y en a plus dans le Donbass aux mains des Russes. Le Comité international de la Croix-Rouge a accès aux prisonniers russes, mais quasiment pas aux prisonniers ukrainiens en Russie, dont beaucoup, parmi ceux qui ont été libérés lors d’échanges de prisonniers, évoquent des violences subies en détention. Dans un monde où la démocratie est en recul, l’action humanitaire est rendue plus difficile, d’autant plus quand les souffrances des populations civiles constituent une arme de guerre.

N’y a-t-il pas aussi une critique de l’Occident à travers celle de l’humanitaire ?

Oui, certainement, mais ce n’est pas une critique nouvelle. L’idée de porter secours à vos voisins lors d’une catastrophe ou d’un conflit est très partagée dans le monde entier. Mais la mise en place de structures humanitaires dédiées, notamment dans le champ privé, est effectivement une idée occidentale – elle s’est surtout développée en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Maintenant, ceux qui rejettent l’idée humanitaire comme une forme de néocolonialisme occidental ne sont pas, eux-mêmes, dénués d’arrière-pensées politiques. Et dans le détail, 70 à 80 % du personnel international du Comité international de la Croix-Rouge n’est pas européen, et il en va de même dans bien des grandes ONG ! Il y a une internationalisation de l’aide humanitaire, à travers la création de branches nationales par les grandes organisations comme Oxfam, Save the Children, Médecins sans frontières, au sein desquelles les acteurs sont essentiellement locaux. Mais l’action des ONG, qui était assez bien acceptée dans un monde multilatéral, devient plus suspecte dans un contexte nettement plus polarisé.

« Le maître mot de l’humanitaire doit être de persévérer, même dans les situations les plus catastrophiques. »

Quel regard portez-vous sur ce qui se passe aujourd’hui à Gaza ?

Toute crise a un caractère spécifique, mais ce qui se passe là-bas est assez emblématique de ce que l’on a pu constater ces dernières années au Yémen, en Éthiopie ou en Ukraine, avec l’émergence de guerres totales, dont les belligérants décident de ne plus respecter les règles du droit international humanitaire et lors desquelles on utilise tous les moyens possibles pour gagner contre l’adversaire. Dans ce type de logique – que je condamne évidemment –, l’humanitaire est très accessoire et les populations civiles n’ont pas de statut particulier. Au contraire, elles peuvent devenir un objectif de guerre. En Ukraine, cela s’est traduit par une stratégie de terreur, avec le ciblage des installations électriques – donc du chauffage – ou la multiplication des bombardements contre les objectifs civils. À Gaza, l’armée israélienne restreint considérablement l’accès à l’aide humanitaire – comme, d’ailleurs, la possibilité pour les médias de couvrir le conflit sur place. Seuls quelques rares camions parviennent à passer. On peut espérer qu’en cas de cessez-le-feu, des organisations pourront pénétrer dans la bande pour offrir un accès aux soins et à l’alimentation, aujourd’hui si crucial.

Au sein de l’action humanitaire, y a-t-il une opposition de fond entre les ONG et les organisations publiques dépendant des États ou de l’ONU ?

Non, ce sont des acteurs différents d’un même système international humanitaire, qui n’a pas de quartier général, pas de chef ni d’adresse, mais qui existe. Ils sont amenés à coopérer et à travailler ensemble, que ce soit concrètement sur le terrain ou à travers les financements. La complémentarité de ces acteurs est même une nécessité face à certaines crises : il y a des terrains sur lesquels les acteurs publics peuvent être mal perçus et où les organisations privées pourront plus facilement opérer, et d’autres où celles-ci ne peuvent agir que parce qu’elles bénéficient de financements publics, faute de soutien suffisant des donateurs privés.

Les financements sont-ils à la hauteur des besoins ?

Ils augmentent régulièrement depuis vingt ans, mais, hélas ! pas à la hauteur des besoins constatés. Selon l’Ocha, la structure de coordination de l’aide humanitaire des Nations unies, près de 340 millions de personnes sur la planète avaient besoin d’aide humanitaire ou de protection en 2023. On estime que l’on a besoin de 56 milliards de dollars pour y pourvoir. Or seuls 20 ont été versés. À la fin du XXe siècle, une crise succédait à l’autre, et on pouvait, grosso modo, les affronter successivement. Aujourd’hui, nous sommes dans un cumul de crises, politiques, climatiques qui s’étalent dans le temps, et pour lesquels les acteurs de l’humanitaire sont contraints de faire des choix. Le Programme alimentaire mondial (PAM), par exemple, est amené à réduire ses fournitures de nourriture au Kivu pour les déplacer au Soudan ou éventuellement à Gaza, parce qu’il ne peut pas faire face à tous les besoins. Et encore, on parle là d’un programme public international. Mais cela va dépendre aussi de l’intérêt des financeurs privés : quelle cause vont vouloir défendre les donateurs, les citoyens, les entreprises, les fondations ? Qui, aujourd’hui, s’intéresse à la Birmanie ? Qui va donner pour le Tigré ou pour Haïti ? L’échelle des priorités et des causes peut évoluer, en lien parfois à des objectifs politiques, avec une attention plus forte donnée désormais au changement climatique ou à la protection de la biodiversité, et moins à la défense des droits humains.

Êtes-vous pessimiste pour l’avenir ?

Il ne faut pas se décourager. Le maître mot de l’humanitaire doit être de persévérer, même dans les situations les plus catastrophiques. Il faut essayer d’aider, envers et contre tout, de trouver un moyen d’accéder aux populations tout en respectant les grands principes qui fondent l’action humanitaire – humanité, non-discrimination, impartialité, indépendance… Dans un monde idéal, les humanitaires seraient voués à disparaître, mais nous ne vivons pas dans ce monde. Et même si leur action est rendue plus ardue, ils seront là tant que l’on aura besoin d’eux. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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