Le dilemme de la coopération
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Il est dans l’essence de l’action humanitaire d’être instrumentalisée par les puissances en place dans un territoire donné. Pour pouvoir intervenir, les organisations humanitaires doivent se montrer utiles aux autorités, aux groupes qui gouvernent des populations. La sécurité des salariés de ces organisations n’est jamais garantie, mais la condition pour assurer une présence humanitaire dans n’importe quel pays repose sur l’obtention du consentement des autorités du territoire. Lorsque, dans le cas d’un conflit armé, nous arrivons à convaincre l’intégralité des belligérants, alors nous pouvons envisager de rester. Dans de nombreuses situations, nous n’obtenons pas ce consentement et nous nous trouvons donc dans l’impossibilité d’agir sur le terrain : c’était le cas dans les zones contrôlées par l’État islamique en Syrie dans les années 2013-2014, comme ça l’est aujourd’hui à Gaza, où le consentement très sommaire des autorités israéliennes rend notre intervention difficile…
Ce consentement est lui-même le résultat de négociations, de compromis. Nous sommes utiles aux autorités locales en assurant des services qu’elles n’auront alors plus besoin de dispenser – fournir du soin, vacciner les enfants, soigner des détenus atteints de tuberculose… Il s’agit d’un échange, une forme tacite de transaction, qui peut se révéler très utile aux groupes qui gouvernent des populations afin d’embellir leur image au sein et en dehors de leurs frontières. Pour une autorité qui n’est pas universellement reconnue comme légitime, ce qui est le cas du Hamas depuis sa prise de pouvoir à Gaza en 2007, il est en effet important de renvoyer l’image d’un pouvoir accueillant pour les services d’une organisation extérieure. D’autant que lorsqu’une organisation humanitaire s’implante sur un territoire, elle est susceptible d’impulser un dynamisme économique significatif, notamment en employant des individus.
Lorsqu’il s’agit d’un territoire marqué par des conflits entre plusieurs entités, les organisations humanitaires insistent sur l’idée de réciprocité auprès des différentes autorités. Cela revient en quelque sorte à dire : « Laissez-nous soigner les blessés de vos ennemis, cela facilitera l’approbation de ces ennemis quand, le moment venu, nous devrons soigner les vôtres. » Cette idée de réciprocité est au fondement du droit international humanitaire. Tout cela nous permet de travailler sur l’utilisation de notre nom (et donc de notre notoriété), de nos ressources et de nos compétences en échange de la capacité à porter secours à une population dans un contexte spécifique. Tout en ayant conscience de cela, nous sommes très attentifs aux enjeux éthiques que suppose cette instrumentalisation. Cette réflexion est ancrée chez Médecins sans frontières (MSF) depuis les années 1980. Certains événements ont été particulièrement marquants : en 1994, par exemple, au moment du génocide au Rwanda, des milliers de miliciens coupables de massacres transitaient dans des camps de réfugiés hutus au Zaïre et en Tanzanie, largement entretenus par des dispositifs humanitaires. Des équipes de MSF étaient présentes, et rapidement s’est installée la crainte de coopérer avec des notables responsables du génocide des Tutsis et de paraître leurs complices. Les différentes sections de MSF se sont finalement progressivement retirées. Cet exemple illustre bien la nécessité, pour les organisations humanitaires, de s’assurer que l’assistance qu’elles cherchent à fournir bénéficiera aux personnes à qui elle est destinée plutôt qu’à des pouvoirs criminels. La capacité de ces ONG à suivre l’évolution du contexte, à analyser leur instrumentalisation (par qui ? au nom de quoi ?) est donc essentielle, pour que cette coopération ne se fasse finalement pas aux dépens des personnes qu’elles souhaitent aider.
Conversation avec EMMA FLACARD
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