Il faut encore et toujours relire Le Bloc-notes de François Mauriac lorsqu’on s’interroge sur les hommes qui nous gouvernent. Le 9 janvier 1966, quelques semaines après la première élection du président de la République au suffrage universel, qui ouvre les portes d’un second septennat au général de Gaulle, il écrit : « Un régime lié à un homme, c’est l’histoire de cet homme qui devient la nôtre et son caractère qui devient notre destinée. »

Il en va ainsi avec Emmanuel Macron, premier chef de l’État à renouveler son bail élyséen par la voie des urnes sans avoir été plongé dans ce bain de jouvence que fut la cohabitation pour François Mitterrand ou Jacques Chirac. Il désirait dix années de macronisme sans coïtus interruptus, son rêve est pleinement réalisé. Marionnettiste d’un pays dont il tient à nouveau tous les fils par la grâce des institutions de la Ve république, le voici confronté à un peuple fait de pièces de bois dans lesquelles, à l’image de Pinocchio, vivent des émotions multiples, des sentiments divers, sommeillent des détresses, couvent des colères, naissent des désirs ; bref, toute cette palette complexe qui rend chaque être humain imprévisible – et les Français, sans doute, plus que d’autres.

Il désirait dix années de macronisme sans coïtus interruptus, son rêve est pleinement réalisé

Emmanuel Macron ne peut l’ignorer après une réélection qui a vu tant de citoyens prendre au premier tour de multiples chemins de traverse très éloignés de la voie démocratique, libérale et européenne qu’il a fait triompher le 24 avril face à une candidate d’extrême droite avocate d’un « nationalisme ethnique ». Il a gagné, certes, mais, dans les cinq ans de pouvoir qui s’offrent à lui, parviendra-t-il à écrire la suite de son histoire pour entrer dans ce panthéon de l’« héroïsme politique » dont il a fait l’éloge en septembre 2017 dans Le Point, dévoilant alors son ambition suprême de rivaliser avec de Gaulle ? Il a désormais un lustre de plus pour y arriver, voire faire mieux. Dix années de macronisme sans intermède, deux mandats menés à leur terme sans crise fatale, brilleraient plus dans l’almanach politique tricolore qu’une décennie de gaullisme brutalement refermée par une rébellion référendaire du peuple français ; ou encore que le double septennat mitterrandien terni par deux cohabitations et les douze années de chiraquisme parasitées par soixante mois de mariage forcé avec Lionel Jospin. Mais l’aspiration à cette forme d’héroïsme performatif peut-elle être un projet présidentiel ? Peut-être Emmanuel Macron a-t-il lu ce mot de Victor Hugo : « On peut s’enivrer de son âme. Cette ivrognerie-là s’appelle l’héroïsme. »

Après la griserie vient toujours la gueule de bois. Emmanuel Macron l’a connue avec la crise des Gilets jaunes. Elle peut être plus terrible encore face à une France déglinguée, faite d’une extrême droite, d’un extrême centre, d’une extrême gauche, d’une calotte polaire d’abstentionnistes, de multiples fractures sociales, géographiques, religieuses, etc. Il l’a certes reconquise, mais pas mieux que de Gaulle en 1965, mis en ballottage à la surprise de tout le monde et vainqueur de Mitterrand avec seulement 55,2 % des suffrages. Personnage déjà historique, de Gaulle n’a pas réussi pour autant à remettre le peuple dans son sillage après son succès. Pour plusieurs raisons dont le passé montre qu’elles sont inhérentes à tout second mandat. Malgré sa légendaire perspicacité et, comme l’écrit Mauriac, sa capacité à adapter son idée de la France au réel, de Gaulle fait après sa victoire une grave erreur d’analyse. En Conseil des ministres, il expose ainsi les choses : « D’abord, la dispersion politique des Français. Parce qu’il n’y a aucun danger, aucune inquiétude profonde sur aucun sujet, notre pays s’éparpille tout naturellement […]. Il existe maintenant un noyau très considérable, plus fort dans les régions les plus avancées, avec une compréhension des problèmes mondiaux – le Nord, l’Est, la région parisienne – qui s’est manifesté puissamment dès le premier tour. C’est ce qui existe politiquement autour de moi ; et ça suffit pour avoir une majorité […]. La complainte inguérissable des oppositions, dans une dispersion totale. Si elles l’avaient emporté, on ne peut pas imaginer qu’elles auraient pu gouverner. »

On ne voit pas le fondateur de la Ve République cédant à l’hubris, mais ces propos y ressemblent quand on connaît la suite. Devine-t-il que déjà sa succession est ouverte ? Que les calculs divisent son camp ? Giscard quitte le gouvernement en janvier 1966 pour devenir l’homme du « oui, mais » et le rival de Georges Pompidou qui s’imagine héritier et se retrouve chassé de Matignon pour avoir trouvé une issue à la révolte étudiante et sociale de Mai 1968. Le raz-de-marée gaulliste aux législatives de juin 1968 n’est qu’un ultime trompe-l’œil, un réflexe de peur après le séisme de mai. La vérité était dans les urnes des législatives de mars 1967 qui n’offrent à de Gaulle qu’une très courte majorité et sa dernière chance de se mettre à l’unisson d’une société dont il ne comprend plus les ressorts. Le rideau gaulliste est déjà tombé sur une France qui ne se rassemble plus derrière l’homme du 18 juin 1940, mais s’organise en deux camps, la droite et la gauche. De Gaulle surplombait les divisions, elles reprennent leurs droits. Telle est la malédiction du second mandat gaullien, nourrie par l’obsession de la succession, la rivalité des héritiers qui fissure la majorité et affaiblit le président, la difficulté élyséenne à se réinventer et à recréer du désir dans l’électorat, la dérive accélérée d’un pouvoir personnel omniscient.

À bien des égards, Mitterrand et Chirac ont connu le même sort. En 1988, Mitterrand place son second septennat sous la promesse d’une « France unie » décrite pendant sa campagne dans une lettre à tous les Français. Largement vainqueur, il poursuit sa stratégie et appelle de ses vœux « une majorité nette sans qu’elle soit excessive ». Il juge même indispensable qu’« un maximum de familles d’esprit participe à un gouvernement le plus large possible ». Comme il comprend la nécessité de se régénérer, il tourne la page de l’union de la gauche et élargit sa palette politique. Les électeurs le servent au-delà de ses espérances en ne donnant pas au Parti socialiste une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Habilement, il répond à cette situation en nommant à Matignon son ennemi intime, Michel Rocard, porte-drapeau de la deuxième gauche. Derrière ce choix se cache en fait le désir de discréditer un rival de toujours. « Au bout de dix-huit mois, on verra au travers », prophétise-t-il. Il se trompe. Rocard marque de son empreinte son passage à Matignon. Il met un terme aux affrontements en Nouvelle-Calédonie avec les accords de Matignon, réalise des réformes importantes comme le revenu minimum d’insertion (RMI) et la cotisation sociale généralisée (CSG). Bref, il réussit et s’impose en successeur plus qu’en héritier. Insupportable pour le chef de l’État. Tous les engrenages de la malédiction sont activés. Mitterrand « vire » Rocard, la majorité se divise et s’écharpe, la guerre de succession s’ouvre au sein d’un PS qui finit en lambeaux aux législatives de mars 1993. François Mitterrand est alors contraint à une humiliante seconde cohabitation pour achever son règne.

En dépit des apparences, il en va de même pour le deuxième mandat de Jacques Chirac. Après son écrasante victoire face à Jean-Marie Le Pen en 2002, il ne rassemble que son camp dans une nouvelle formation, l’UMP, qui va gouverner plus au centre, mais il laisse la rue à une opposition frustrée qui, après un réflexe de front républicain, ne se prive pas d’y descendre. Même si le pays se retrouve derrière lui pour s’opposer à l’intervention américaine en Irak, Chirac ne rassemble pas, ne renaît pas, ne convainc plus. Il va jusqu’à perdre le référendum sur l’Europe qu’il organise en mai 2005. À peine réélu, il voit aussi sa succession ouverte et deux héritiers déclarés s’affronter, Alain Juppé, contraint par ses démêlés judiciaires de baisser pavillon, et Nicolas Sarkozy qui ne cesse de le harceler. Certes, il préside mais, affaibli en fin de mandat par un AVC, il l’achève sans gloire. 

Son socle électoral au premier tour pèse à peine 20 % des inscrits

La fatalité n’existe pas en politique et nul ne peut affirmer qu’Emmanuel Macron connaîtra le même sort que ses prédécesseurs. Il est néanmoins menacé des mêmes pièges. Le scrutin du 10 avril a découvert une France déglinguée, radicalisée, traversée de luttes intestines, malade d’intolérances multiples. Elle ne va pas soudain cesser de ruminer, car elle n’a pas plébiscité Macron. Son socle électoral au premier tour pèse à peine 20 % des inscrits et la moitié de ceux qui se sont prononcés pour lui au second l’ont fait pour s’opposer à Marine Le Pen. Il se retrouve donc dans la même situation que Chirac en 2002. Comme ce dernier, comme Mitterrand et comme de Gaulle, il voit s’ouvrir sa succession dès l’annonce de sa victoire, puisqu’il ne peut se représenter en 2027. Il n’est plus le maître des horloges. Les stratégies individuelles, y compris dans son camp, lui échappent. À l’image de ses prédécesseurs, il n’a pas non plus démontré dans sa campagne une capacité d’innovation, défendant une forme de continuité sans réveiller de nouveaux désirs ou une réelle espérance. Faute d’une renaissance véritable demeurent dans le pays les ressentiments et les déceptions accumulés au cours du premier mandat.

Tous les ingrédients de la malédiction sont donc réunis. Saura-t-il les conjurer ? C’est l’inconnue de l’équation Macron II. Pour la résoudre, il suivra sans effort cette recommandation de Germaine de Staël : « Il faut que l’on soit toujours la force impulsive de sa propre destinée. » Mais il devra méditer cette assertion de Platon : « La vie sociale est plus facile et plus harmonieuse lorsque ceux qui doivent régner sont les derniers au monde qui auraient voulu être chef d’État. » 

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