Pour les Ukrainiens, la guerre actuelle est le point culminant d’une guerre d’indépendance qui a commencé longtemps auparavant, dès 1918, et qui s’est accélérée en 2014. Beaucoup d’Ukrainiens ont accepté l’idée que la guerre serait longue et la considèrent comme une contrainte à laquelle il faut s’adapter. Pour autant, leur détermination ne faiblit pas. Tout simplement parce que cette guerre est existentielle. Baisser les bras signifie la possibilité que l’ennemi envahisse une partie, sinon la totalité du pays. Cette détermination se manifeste de différentes manières, à travers les nombreuses initiatives citoyennes qui sont nées le 24 février 2022, qui se poursuivent et parfois s’étoffent : aide humanitaire, médicale et alimentaire, bénévolat, levées de fonds pour le matériel militaire, résistance dans les zones occupées… Tous les Ukrainiens sont impliqués, y compris à l’étranger.

Certaines tensions traversent toutefois la société, notamment entre le front et l’arrière, comme dans toutes les guerres. Des témoignages font état d’une certaine incompréhension entre ceux qui se battent en première ligne et ceux qui mènent une vie en apparence normale. Il est vrai qu’à Kiev, ou plus à l’ouest, à Lviv, on voit des jeunes siroter des cocktails en terrasse le soir, discuter au café, faire la fête… Pour certains, ce décalage est très difficile à vivre, mais, pour d’autres, c’est la raison pour laquelle ils se battent. Par ailleurs, la guerre est loin d’être absente à l’arrière. Les bombardements continuent de toucher l’ensemble du territoire. Tout le monde a des proches sur le front. Les funérailles de soldats font partie du quotidien, avec des hommages qui mobilisent parfois tout un village ou tout un quartier. Des manifestations ont lieu régulièrement : des femmes de soldats demandent le retour de leur mari prisonnier, des citoyens réclament que l’argent public soit consacré en priorité à l’armée et non aux infrastructures.

 

Remobiliser pour démobiliser

Face à la stagnation du front et au fait que beaucoup défendent la nécessité d’une démobilisation après deux années de combat, les amendements à la loi sur la mobilisation font l’objet d’un débat politique et social important. Les enjeux sont multiples, notamment autour des aspects incitatifs ou coercitifs d’une nouvelle mobilisation. De nombreux combattants militent pour que celle-ci soit la plus contraignante possible afin de responsabiliser les jeunes hommes alors que d’autres craignent que les stratégies d’évitement déjà existantes ne prennent que plus d’ampleur. La proposition d’abaisser de 27 ans à 25 ans l’âge minimum des conscrits est la plus consensuelle. La durée de leur mobilisation, actuellement indéterminée, est plus discutée. Un des changements prévus est de la fixer à 36 mois, une période considérée comme trop longue lorsqu’il s’agit des combattants en première ligne.

Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut donner un cadre pérenne et réaliste à la mobilisation afin d’organiser la relève de ceux qui se battent sur le front depuis plusieurs années

Les règles en vigueur actuellement sont celles liées à la loi martiale adoptée dans la précipitation au début de l’invasion. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut donner un cadre pérenne et réaliste à la mobilisation afin d’organiser la relève de ceux qui se battent sur le front depuis plusieurs années. Comme l’indique un vétéran, il s’agit donc tout autant d’une loi sur la « démobilisation » que sur la « remobilisation ».

Quoi qu’il en soit, ses effets ne seront pas immédiats. Déposé le 30 janvier, le projet de loi revisité a été adopté en première lecture à une courte majorité au Parlement début février. Le débat public se poursuit avec des députés de l’opposition qui réclament des éclaircissements sur la stratégie militaire à venir.

 

Zelensky indéboulonnable

Quelles que soient les réactions de la société civile à cette loi débattue, elles peuvent chahuter Zelensky sans, pour le moment, faire envisager son remplacement. Si l’armée est l’institution publique la plus populaire, la présidence reste la plus appréciée des institutions politiques. Zelensky bénéficie d’un taux de popularité de 65 % – il enregistre certes une baisse par rapport aux 90 % du début de la guerre, mais l’effet d’usure n’épargne aucune personnalité politique, surtout après deux ans de conflit et cinq ans de mandat. Et, peu importe son niveau de popularité, Zelensky demeure inamovible en l’absence de mécanisme de relève politique en temps de guerre et tant que les objectifs politiques coïncident avec ceux de la société, à savoir le recouvrement de l’intégrité territoriale. Il y a un consensus à tous les niveaux de la société sur le fait qu’une élection libre et juste, mais aussi sécurisée, ne peut pas se tenir dans le contexte actuel. Le scrutin présidentiel qui devait avoir lieu cette année a donc été repoussé sine die.

Si l’on ne réfléchit pas à l’après-Zelensky, il y a tout de même des dissensions, notamment au sein du monde politique. Le chef d’État ukrainien a pris plusieurs décisions impopulaires, la dernière en date étant le limogeage du très apprécié commandant en chef des forces armées Valeri Zaloujny, remplacé par Oleksandr Syrsky, un militaire proche du président, qui s’est notamment illustré dans la défense de Kiev. Les critiques les plus acerbes mettent l’accent sur le caractère arbitraire des décisions du président, n’hésitant pas à le qualifier de « Petit Napoléon ».

Le politique est bel et bien de retour en Ukraine. Le pays demeure une démocratie, quoiqu’incomplète, toujours sur le fil. Bref, une démocratie en temps de guerre

Les voix discordantes parmi les députés et les élus locaux se font davantage entendre que par le passé. Si le « marathon télévisuel » continue d’encadrer l’information, les débats politiques se sont développés dans les médias en ligne. Les associations de défense des droits de l’homme et les journalistes d’investigation jouent également un rôle important, notamment en révélant des affaires de corruption qui secouent régulièrement le gouvernement ; le ministre de la Défense Oleksiï Reznikov a ainsi dû présenter sa démission en septembre dernier. Le politique est aujourd’hui bel et bien de retour en Ukraine. Le pays demeure une démocratie, quoiqu’incomplète, toujours sur le fil. Bref, une démocratie en temps de guerre.

 

Le point de bascule

L’Ukraine se trouve à un moment pivot. C’est du moins le sentiment qui domine, dans la sphère civile comme dans la sphère politique. La relative stagnation sur la ligne de front depuis un an nécessite des changements. Certes, les Ukrainiens n’ont pas la même perception que les Occidentaux qui estiment que la contre-offensive ukrainienne a échoué. Pour eux, en raison de l’immense supériorité russe en matière d’hommes, d’économie de guerre et de matériel, le fait d’avoir pu tenir leurs positions est déjà un succès. Si l’armée ukrainienne a réussi à innover technologiquement ou stratégiquement pour combler ses fragilités, l’armée russe s’est aussi adaptée à ses défaillances en utilisant les drones, engins auxquels les forces ukrainiennes devaient une part de leur agilité supérieure. Certes, les frappes en territoire russe témoignent d’une certaine capacité d’action tout comme celles en Crimée et en mer Noire qui font couler des navires russes, considérées comme de petites victoires. Mais les Ukrainiens craignent que le temps joue en leur défaveur.

Zelensky se fait le relais de la nécessité de ne pas laisser de répit à la Russie, dont la détermination à faire tomber l’Ukraine ne s’est pas éteinte. En témoigne la pluie de bombardements qui s’est abattue sur le pays le 29 décembre 2023. L’objectif du président ukrainien est donc de créer un nouveau souffle permettant aussi de redonner de la légitimité à un pouvoir politique qui ne peut, pour l’instant, plus compter sur de nouvelles élections pour le conforter. Dans un récent discours, il parlait d’un reset, d’un nouveau départ. La mise à pied de Zaloujny, qu’on a pu attribuer à des différends personnels, s’inscrit dans cette dynamique de nouveau souffle. Le président souhaite d’ailleurs renouveler une partie du personnel militaire et politique, évoquant aussi des problèmes de management.

Depuis le début de l’invasion, Zelensky, avec son bagage d’humoriste et de communicant, s’adapte au temps de la guerre en cherchant à maintenir, voire à créer du rythme lorsque les avancées sur le terrain militaire sont minces. La nouvelle impulsion dont il parle s’inscrit dans cette volonté de relancer une dynamique interne au pays. Elle correspond à un activisme qui est sa marque de fabrique : redoubler d’efforts, à l’étranger et en Ukraine, alterner visites diplomatiques et cérémonies officielles, petites et grandes annonces. Il met tout en œuvre, comme beaucoup de ses concitoyens, afin que l’intérêt pour son pays ne s’épuise pas.

 

Un message clair à l’Occident

Pas de nouveau départ en revanche face aux alliés occidentaux : le message reste le même depuis le 24 février 2022 : continuez à envoyer de l’aide, et maintenez les sanctions contre la Russie. La crainte principale est celle d’un épuisement de l’opinion publique occidentale, qui aurait des répercussions sur les décisions politiques et les aides allouées à l’Ukraine. Les Ukrainiens comprennent les difficultés économiques subies par les populations en raison du conflit, de même que la pression qu’exercent les affaires intérieures. Mais ils ne parviennent pas à comprendre la volonté, affirmée par certains acteurs politiques européens, d’offrir une « porte de sortie digne » à la Russie. Depuis l’agression de 2022 et, plus encore, depuis la découverte des charniers de Boutcha et des preuves de torture à grande échelle, ils ne peuvent pas l’entendre. C’est d’ailleurs pourquoi bon nombre d’intellectuels et d’artistes ukrainiens parcourent inlassablement l’Europe depuis maintenant deux ans, pour sensibiliser à la menace russe et à la nécessité de maintenir les sanctions.

Les autorités politiques ukrainiennes ont également compris l’importance de diversifier leurs partenaires

Quant à l’adhésion à l’UE et à l’Otan, elle est toujours au cœur de leurs préoccupations. L’Otan est la priorité, car elle est synonyme de sécurité, de protection militaire, ce à quoi les Ukrainiens aspirent le plus aujourd’hui. Mais l’adhésion à l’UE reste un enjeu majeur, car elle signifie la reconnaissance à long terme d’un État ukrainien indépendant, que veulent détruire Poutine et les va-t-en-guerre russes. C’est pourquoi l’accession au statut de pays candidat en 2022 tout comme l’ouverture des négociations en 2023 ont été si importantes pour eux. Ce faisant, les Européens reconnaissent aussi les aspirations démocratiques d’une société qui se bat pour un État de droit, notamment depuis la révolution de la Dignité, dont on célèbre cette année le dixième anniversaire.

Toutefois, les autorités politiques ukrainiennes ont également compris l’importance de diversifier leurs partenaires. Alors que des accords bilatéraux pour garantir la sécurité du pays sont négociés avec les alliés traditionnels comme le Royaume-Uni ou la France, elles essaient aussi de nourrir des relations avec les pays d’Afrique et d’Amérique latine, où la désinformation russe sévit, afin de sensibiliser le personnel politique et les médias à leur cause.

Car les Ukrainiens en sont convaincus depuis deux ans, le but de la Russie est la destruction du pays, et tous les moyens seront utilisés pour y parvenir. C’est pourquoi le plus large soutien est attendu. La guerre existentielle est incompatible avec la lassitude.

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

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