Est-il possible d’avoir un regard juste sur la Russie d’aujourd’hui, compte tenu de l’opacité du pouvoir ?

Absolument. La Russie est certes une boîte noire, mais elle est fissurée de partout. Nous disposons donc d’informations et d’indicateurs sur tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Malgré l’impossibilité d’aller sur le terrain, on arrive à observer relativement bien l’évolution du pays.

Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, la Russie renvoie une image de stabilité et de résistance. Qu’en est-il vraiment ?

Il y a deux ans, on pensait à tort que la Russie allait rapidement s’effondrer du fait des sanctions économiques. Aujourd’hui, on a tendance à tomber dans le travers inverse, qui consiste à dire que puisque le pays est toujours debout, c’est qu’il fonctionne comme avant et que rien n’a changé. En réalité, depuis vingt-quatre mois, la société russe est profondément déstabilisée. Elle est contrainte de se transformer en permanence, et ce à différents niveaux. Régime, vie économique, vie politique et vie sociale s’adaptent à toute vitesse, moyennant un coût relativement élevé.

Comment le regard de la population russe sur la guerre a-t-il évolué ?

Il y a une première façade qui correspond au soutien public et affiché des citoyens russes. C’est le discours que l’on retrouve dans les médias, dans la bouche des élites artistiques et économiques, et dans l’ensemble de la classe politique. Ce soutien public est quasi unanime pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas possible de tenir un autre discours. Le pouvoir russe a par ailleurs, ces deux dernières années, poussé les voix dissidentes à quitter le pays, par le biais de politiques de diffamation, de poursuites administratives ou pénales. La mobilisation militaire, déclarée par le pouvoir politique il y a un an, s’est faite frontières grandes ouvertes. Tous ceux qui étaient susceptibles de mettre du désordre dans les unités militaires ont été ainsi invités à quitter le pays. Ils seraient en tout de quelques centaines de milliers à un million de personnes à avoir rejoint l’étranger.

Que sait-on de l’opinion réelle des Russes ?

Les enquêtes d’opinion publique nous donnent des résultats plus nuancés. Certains instituts, comme Russian Field, prennent soin de tourner leurs questions de manière à rassurer les participants. Au lieu de demander : « Êtes-vous pour ou contre l’opération militaire spéciale ? », ils diront : « Si demain le Kremlin décidait d’arrêter la guerre, le soutiendriez-vous dans cette initiative ? » On constate ainsi que les trois quarts de la population russe seraient d’accord pour mettre fin à la guerre ; c’était deux tiers il y a un an. Pour la majorité de la population russe, cette guerre n’a qu’un coût et aucun avantage. Le noyau dur favorable à l’idée de poursuivre les combats, voire de les intensifier, est stable, à 20 % des personnes interrogées. Il correspond à une population plus âgée, issue de milieux plutôt modestes.

« C’est une forme de sabotage, de résistance douce »

Au-delà des opinions, il faut regarder les comportements de la population. On constate ainsi que l’armée a énormément de difficultés à recruter des combattants. Les pratiques d’évitement sont massives : nombreux sont ceux qui demandent à remplacer leur contrat officiel de travail par un arrangement plus officieux pour échapper plus facilement au recensement. Les pots-de-vin servent à obtenir un certificat qui libère de l’obligation de mobilisation. Il existe aussi des stratégies de contournement : en gardant une façade de loyauté, on noyaute les pratiques étatiques de l’intérieur. Le pouvoir a par exemple introduit dans les écoles un cours d’éducation patriotique obligatoire baptisé « Leçon sur les choses importantes », dans lequel il est censé être question de la guerre. De nombreux enseignants, avec la complicité de la direction de leur école, vont considérer que les choses importantes correspondent, par exemple, aux mathématiques. C’est une forme de sabotage, de résistance douce. Dans les entreprises, les ressources humaines vont aussi prévenir que les autorités militaires arrivent, et qu’il est bon de prendre un congé maladie.

Comment le pouvoir réagit-il face à ces pratiques ?

Il ferme les yeux tant que l’affichage reste patriotique. On perçoit une tension entre le désir – très fort chez Vladimir Poutine – de mobiliser le pays tout entier pour la guerre, et le besoin que la guerre devienne le moins visible possible, de faire croire aux Russes que leur vie n’a pas changé. On ressent beaucoup ce paradoxe dans la campagne électorale. La stratégie consiste à tenir le discours du business as usual – on parle du prix des œufs, de la gazéification des villages… –, mais Poutine dérape en permanence vers un discours géopolitique.

Comment la guerre a-t-elle réellement impacté la vie des Russes ?

Pour les Russes ordinaires, la guerre s’est avant tout fait ressentir par l’inflation et l’augmentation des prix, plus importantes qu’en Europe. La pauvreté fait partie des principales préoccupations de la population. Le revenu réel des Russes est en baisse depuis dix ans, la guerre n’a fait qu’accélérer la paupérisation. Pour les couches moyennes supérieures et les élites, c’est tout leur quotidien et leurs perspectives qui ont été considérablement impactés. Ils ont été heureux de consommer, de voyager, mais aussi de se projeter à l’étranger pour leur carrière, leurs loisirs et pour la vie de leurs enfants. La coupure avec l’étranger a été extrêmement sensible pour eux. Les entreprises sont bien évidemment touchées par la perte de leurs circuits économiques habituels, par l’augmentation des coûts, mais également par un manque de personnel de plus en plus catastrophique. Les injections monétaires par le pouvoir russe et les commandes publiques maintiennent artificiellement les chiffres de production. Ce que nous, chercheurs, n’avions en revanche pas anticipé, c’est la capacité d’adaptation aussi bien de la société que du secteur économique au contexte de la guerre.

D’où vient cette capacité d’adaptation ?

Elle est, entre autres, un héritage des années 1990, moment où l’Union soviétique s’effondre et laisse place à un Far West.

« Le jour où Poutine disparaîtra, je ne pense pas que la Russie plongera dans le chaos que l’on prédit »

Les entrepreneurs russes formés à cette époque savent manœuvrer dans les eaux les plus troubles. Je dirais même que le jeu du contournement de la sanction par le biais de sociétés écrans ou de doubles comptabilités les amuse, ils savent parfaitement faire. Dans un reportage mené par des journalistes d’investigation russes, des régions se plaignaient du fait que leurs fonctionnaires, envoyés un temps dans les territoires occupés en Ukraine, revenaient avec des habitudes de budget illimité et de corruption gênantes. L’État abreuve sciemment les acteurs économiques et politiques pour gagner leur loyauté et pour montrer que la Russie n’a pas besoin de l’Occident pour vivre bien.

Cette stratégie est-elle tenable dans le temps ?

Là est la question. Pour l’instant, l’État russe, à défaut de ressources nouvelles, dépense le pécule qu’il a accumulé dans les années précédant la guerre, principalement grâce à la vente d’hydrocarbures. En amont de la guerre, les experts pointaient la faiblesse du tissu productif de l’économie russe et sa très grande dépendance aux hydrocarbures et aux importations. Depuis 2014, les Russes essayent de remplacer les produits agroalimentaires importés, comme le fromage ou la charcuterie, par des produits locaux. Ils n’y arrivent absolument pas, en raison de la corruption, de mauvaises infrastructures et de difficultés à gérer la distance géographique. Comment la Russie parviendra-t-elle à faire face dans les années à venir ? La réponse n’est pas évidente.

Si Poutine venait à disparaître, que se passerait-il en Russie ?

Se focaliser sur la figure de Poutine n’est pas une bonne manière de saisir la Russie, mais il y a une certaine difficulté à trouver une autre façon de la regarder. Dans un pays de 140 millions d’habitants avec onze fuseaux horaires, il est évident que dix personnes au Kremlin ne sont pas la clé du système. La structure de l’État russe repose sur deux piliers. Le premier correspond aux liens d’allégeance personnelle, la verticale du pouvoir : on a une place parce qu’on a un lien fort avec celui qui est juste au-dessus de soi, qui lui-même a un lien fort avec celui qui est au-dessus de lui. Ce système de parrainage crée des dépendances mutuelles qui font tenir le système. C’est valable pour l’ensemble de la vie économique. Le deuxième pilier est fondé sur un système de rentes et de rétributions : celui qui occupe une place en tire une rente, notamment par le biais de contrats publics.

À cause de ce système, l’ensemble des acteurs ont intérêt au maintien de la plus grande stabilité possible pour garder leur place, qu’ils doivent véritablement au sommet. Ainsi, le jour où Poutine disparaîtra, je ne pense pas que la Russie plongera dans le chaos que l’on prédit.

La guerre n’a-t-elle pas ébranlé ce système ?

Les deux ans de guerre ont considérablement modifié ce système. Les gouverneurs de région, par exemple, ont changé de rôle. Ils ont été invités à supporter seuls le coût de la guerre et la défense de leur région, tout en prenant en charge la population en détresse, comme dans les zones frontalières de Rostov-sur-le-Don ou de Belgorod. Par conséquent, certains gouverneurs ont vu leur popularité monter en flèche. En déléguant complètement aux régions la gestion de la guerre, Poutine est en train de créer des acteurs politiques sans s’en rendre compte.

L’affaire Prigojine a-t-elle constitué un tournant dans la guerre ?

C’est un moment extrêmement important, mais pas pour les raisons que l’on pense. J’ai souvent entendu dire que la répression de la rébellion de Prigojine avait été le signe d’une reprise en main du Kremlin. En fait, cela démontre exactement l’inverse. La manière dont elle s’est déroulée est la preuve que personne, dans les forces de l’ordre russes, n’est prêt à se lever pour défendre le pouvoir en place. Autre point : Prigojine était une voix critique sur la conduite de la guerre par l’armée russe, mettant le doigt sur des problèmes réels. Désormais, il n’y a plus aucune critique qui filtre. On a maintenant de très fortes raisons de croire qu’au moment de l’attaque de l’Ukraine, le pouvoir russe n’était pleinement informé ni de l’état de son armée ni de l’état de l’armée en face. Je ne suis pas certaine qu’aujourd’hui l’État russe se donne la capacité de savoir ce qui se passe réellement au sein de ses propres forces. Par ailleurs, l’armée russe, de manière générale, n’est pas bonne en collecte et transmission d’informations. Dans les années 1990-2000, elle était apparemment incapable de savoir combien elle comptait de soldats dans ses rangs.

Enfin, on aurait pu croire que la rébellion de Prigojine mettrait fin au recours aux compagnies militaires privées. Or il n’y a jamais eu autant de création de corps d’armée n’appartenant ni au ministère de la Défense ni au ministère de l’Intérieur que depuis la disparition du chef de Wagner.

Aujourd’hui, quelle est la priorité de Poutine : conquérir des territoires ou déstabiliser l’Europe ?

Au début de la guerre, j’avais tendance à dire que Poutine se sentait animé d’une mission de restauration d’un ordre mondial à son avantage. C’était peut-être vrai, mais deux ans plus tard, j’observe que les objectifs sont réactifs et adaptatifs. En fonction de la capacité de résistance que la Russie rencontre, ses objectifs bougent. Nous avons intérêt à replacer ce conflit dans le long terme. Notre manque de réaction à l’annexion de la Crimée a ouvert la possibilité pour les pouvoirs russes de préparer l’attaque de 2022. Ce que nous montrerons dans les mois et les années qui viennent aura un impact sur les objectifs du Kremlin. En revanche, il y a une chose que l’on peut dire avec certitude : quel que soit le stade auquel le pouvoir russe décidera de dire que les objectifs sont atteints, il arrivera toujours à vendre cette idée à la population.

Quel est l’enjeu de l’élection présidentielle, dans un mois ?

L’enjeu de la présidentielle n’est pas de faire en sorte que la population réélise Poutine. Le pouvoir dispose de techniques de plus en plus perfectionnées pour s’en assurer. La Russie compte un grand nombre de fonctionnaires ou de personnes dépendantes de l’État pour leur emploi ; ils constituent un électorat sur lequel le pouvoir peut facilement faire pression sans même avoir besoin de frauder. Avant, l’employeur, sommé de garantir que ses employés s’étaient bien rendus au bureau de vote, réclamait une photo du bulletin pour preuve. Cette année, cela va plus loin : ces derniers sont incités à emmener voter, avec eux, deux personnes qui n’appartiennent pas à l’entreprise. Par ailleurs, le fait que les élections se déroulent sur trois jours facilite beaucoup la manipulation des résultats, tout comme le vote électronique et le vote à domicile. Tout cela combiné, l’élection est gagnée.

« Le pouvoir russe essaye à nouveau de faire entendre sa voix en Occident, en jouant sur l’enlisement de la guerre »

Le vrai enjeu de cette élection est de prouver aux élites que le pouvoir est toujours puissant. Surtout, c’est un contrôle technique du système pour vérifier que chacun est toujours à sa place et qu’il répond toujours bien aux ordres : une sorte de stress test. La campagne n’a pas encore véritablement commencé, mais dans la région de Novossibirsk, les équipes de bureaux de vote ont déjà été virées dans les villages où, aux dernières élections gouvernementales, les résultats n’avaient pas été aussi bons qu’attendu. Le système est en train de se débarrasser de tout ce qui pourrait poser problème.

Comment interpréter le fait que Vladimir Poutine accorde une interview à l’Américain Tucker Carlson ?

Dans cette guerre, le pouvoir russe a d’abord recherché l’allégeance de pays non occidentaux contre l’Occident. J’ai l’impression que, depuis un certain temps, le pouvoir russe essaye à nouveau de faire entendre sa voix en Occident, en jouant sur l’enlisement de la guerre. Autant le discours consistant à dire « l’Ukraine est à nous » ne passe plus du tout auprès du public occidental, autant les derniers messages du Kremlin sont reçus cinq sur cinq. Tous les médias occidentaux les reprennent : « L’Ukraine ne peut pas gagner », « la population russe soutient la guerre », « le pouvoir est très stable », « cette élection est gagnée d’avance »… toutes ces idées émanent du Kremlin lui-même. Tout comme l’idée que la population russe serait très conservatrice, très opposée aux valeurs occidentales. Le jour où un représentant des élites russes enverra son enfant dans une université chinoise ou vénézuélienne, on pourra se dire que la Russie se détourne de l’Occident. Pour l’instant, la société continue de projeter son avenir de notre côté.

Poutine a-t-il réussi à déstabiliser l’Europe ?

Je pense que cette dimension de la guerre est à prendre très au sérieux. L’objectif de déstabilisation de nos sociétés, d’instrumentalisation de nos propres problèmes politiques et économiques et d’usage de nos processus électoraux fait partie des armes de guerre. Depuis le début de cette guerre, j’ai une inquiétude. On ne peut qu’être admiratif des Ukrainiens, bien évidemment, mais je crois que la manière dont on a présenté l’Ukraine dans nos médias a pu jouer dans les intérêts du Kremlin. En insistant sur l’héroïsme, on a manqué de nuance et on a montré une image de l’Ukraine qui a pu s’apparenter à de la propagande. Résultat : en se mettant en quête d’un discours plus modéré mais inexistant, les gens sont tombés sur le discours opposé, forcément radical. De la même manière, on a vu, notamment depuis l’an dernier, une sur-simplification de notre analyse de la Russie, avec le retour d’un discours sur l’Empire du mal. La diabolisation de la Russie a, elle aussi, servi le Kremlin. Parler de la Russie comme d’un État totalitaire, c’est abandonner la volonté de comprendre. Ce n’est pas minimiser le danger que représente la Russie que vouloir comprendre comment fonctionne cette machine de l’intérieur. On a l’impression d’être face à une bombe qui fait tic-tac : pour mieux la désamorcer, démontons les rouages pour savoir ce qu’il y a véritablement à l’intérieur.

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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