Rien que de penser à la possibilité que la Russie sorte victorieuse de cette guerre, je suis saisie d’effroi. Et pourtant, cette question se pose, je me la pose même très régulièrement. On me rétorquera qu’il conviendrait de repousser ces réactions émotionnelles, mais une question d’ordre éthique me taraude : comment continuer à vivre dans un monde qui aurait laissé la Russie remporter cette guerre ?

Je suis née à Moscou et je suis arrivée à Paris en 1975, à l’âge de 17 ans. C’était clairement un choix, une fuite autorisée : je ne voulais pas vivre dans un pays, sous un régime auquel je ne souhaitais pas être identifiée. Quand l’invasion russe a commencé en Ukraine, j’ai eu le sentiment d’être rattrapée.

Pour de nombreux Français, l’Ukraine est un pays lointain. On met pourtant à peu près autant de temps pour faire Paris-Kiev en avion que pour aller passer ses vacances en Grèce. L’Ukraine est toute proche de la France, toute proche de cette Union européenne que Vladimir Poutine a dans son viseur. On aurait tort de percevoir le conflit en cours comme une affaire postsoviétique, une rivalité entre Slaves – c’est la vision que veut faire partager Poutine. Il s’agit d’un conflit européen, d’une remise en cause de nos valeurs démocratiques. Comment continuer à croire en l’Europe si nous laissons la Russie gagner ?

Comment continuer à croire en l’Europe si nous laissons la Russie gagner ?

J’ai lu récemment le nouveau manuel d’histoire pour les terminales russes. Le XXe siècle y est présenté comme une justification à l’invasion de l’Ukraine. Les Ukrainiens ne sont que des fascistes et des nazis, ne serait-ce que parce qu’ils ne se sentent pas russes, tout comme l’entité balte dans son ensemble. Si l’on prend ces écrits au sérieux – c’est la seule attitude qui vaille face à Vladimir Poutine –, on peut raisonnablement penser que les pays baltes seront les prochains sur la liste des territoires à « récupérer », tout comme la Moldavie. Jusqu’où le laissera-t-on faire ?

Au fond, je suis inquiète depuis le premier jour. Que l’Ukraine ait résisté comme elle l’a fait est déjà un miracle. On a rarement vu pareille mobilisation de toute une nation. Mais les aides promises arrivent en retard et souvent de manière incomplète. Aider l’Ukraine, c’est défendre notre espace démocratique ciblé par un pouvoir russe qui considère que la puissance d’un pays se mesure à son taux de testostérone, un pouvoir qui nous prend pour des « mauviettes », un pouvoir qui s’infiltre tant qu’il peut dans nos failles. Il nous manque sans doute une foi presque naïve dans nos valeurs. Il est vrai que nous nous sommes habitués à l’idée qu’il n’y aurait plus de guerre en Europe.

Je me persuade que Poutine a déjà perdu, d’une certaine façon

Malgré tout, je me dis que l’Ukraine a déjà gagné, d’une certaine façon. Elle a conquis une légitimité et une visibilité internationales. Elle pourrait sortir de cette terrible épreuve plus homogène. Les guerres sont des facteurs d’accélération de la formation des cultures nationales, on le mesure au rejet massif de la langue russe et aux nombreuses traductions d’ouvrages en ukrainien.

Et malgré toutes les difficultés, je me persuade que Poutine a déjà perdu, d’une certaine façon. Il s’est compromis à l’extérieur et à l’intérieur d’un pays qui vit dans une folie extrême. Nous ne sommes plus très loin du régime stalinien. Quand Alexeï Navalny meurt dans un camp pénitentiaire au nord du cercle arctique, on ne peut s’empêcher de penser à la Kolyma. Cofondateur de l’ONG Memorial qui documentait l’histoire du Goulag jusqu’à son interdiction par Poutine, Oleg Orlov est à nouveau accusé d’avoir discrédité l’armée. Un mandat d’arrêt pour « terrorisme » a été lancé contre le romancier à succès Boris Akounine et ses livres ont été retirés de la vente. On nage en plein délire judiciaire.

Si j’essaie de traduire la situation en termes plus rationnels, je me dis que la Russie est une survivance monstrueuse des empires du XIXe siècle, qui ont tous éclaté en 1918. Après la révolution bolchevique puis en 1945, l’Union soviétique a échappé à la recomposition, elle a même consolidé son espace impérial de tous côtés – Ukraine, Pologne, pays baltes, Caucase, Asie centrale. Après la disparition de l’URSS, plusieurs républiques se sont constituées en États indépendants. C’est l’obsession de Poutine que de recomposer cet espace. Le culte de la Grande Guerre patriotique trahit l’angoisse de cette dislocation. Avant l’annexion de la Crimée, des monuments s’étaient multipliés pour glorifier une époque où la grande famille soviétique était soudée. Après l’annexion, d’autres sont nés qui saluaient le retour de la Crimée « au bercail », en totale contradiction avec l’histoire réelle de la région.

Tant que la Russie se pensera comme un empire, elle sera agressive. Il faut qu’elle parvienne à se défaire de ses visées d’hégémonie et de gigantisme géographique, qu’elle ose se projeter dans la modernité plutôt que d’étaler une puissance archaïque où l’on pompe du pétrole et du gaz pour financer des dépenses militaires. Mais existe-t-il des lois immuables en histoire ? Je n’en suis pas certaine.

Ce qui se joue aujourd’hui pose un enjeu métaphysique, la conviction profondément ancrée en nous que le mal doit être vaincu, qu’il l’est inéluctablement. Ce fut le cas avec le nazisme. Mais, au fond, rien ne nous assure de la réalisation de cette construction narrative. Quand on examine l’histoire de la Russie, on se rend compte que les happy ends n’ont été que des petits dégels vite recouverts par le froid et la nuit. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

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