Deux ans après l’agression de l’Ukraine, votre vision de Poutine et de ses objectifs a-t-elle évolué ?

Oui. Je fais partie de la petite minorité, en France, qui a vu l’agression de l’Ukraine venir. À l’époque, j’y voyais le calcul du stratège convaincu d’un rapport de force jouant en sa faveur. En 2013, constatant que Barack Obama n’avait pas fait respecter la ligne rouge en Syrie, Poutine en avait tiré la conclusion que l’Amérique resterait passive en Europe et qu’il pourrait facilement envahir la Crimée. En 2022, la marche sur le Capitole du 6 janvier l’avait conforté dans son idée que l’Amérique était sur le déclin et que la démocratie était un modèle obsolète ; idée renforcée par la chute humiliante de Kaboul, le 15 août 2021. Il a compris qu’il était temps pour lui de commencer le processus de « reconstitution » de l’URSS.

Et aujourd’hui ?

Notre ancienne ambassadrice à Moscou, Sylvie Bermann, explique l’évolution du conflit par le fait que, pendant la période du Covid, Poutine s’est isolé pour s’entourer d’historiens extravagants et se plonger dans des lectures révisionnistes. J’aurais tendance à nuancer ce propos. Je crois que l’intention a toujours été là, mais qu’elle s’est renforcée avec le temps. Aujourd’hui, il sent, à tort ou à raison, que le pari qu’il a fait était le bon. Il a certes été surpris par la résistance ukrainienne et par la résilience occidentale, mais la fatigue est en train de gagner et ses objectifs, qu’il ne définit pas, peuvent finir par se réaliser. Il y aurait une comparaison historique pertinente à faire pour mieux comprendre où nous en sommes.

Laquelle ?

Je crois qu’il est intéressant de comparer la situation actuelle avec celle qui prévalait pendant la Première Guerre mondiale, au début de la troisième année de guerre. À la fin de l’été 1916, soit deux ans après le début du conflit, l’offensive allemande a échoué grâce à la bataille de la Marne remportée par Joffre, le front à l’ouest est paralysé et on attend un facteur qui permettrait de dépasser ce statu quo sanglant. Celui-ci va venir sous la forme de l’entrée en guerre des États-Unis. Aujourd’hui, on a l’impression que les Russes attendent un facteur extérieur décisif sous la forme, cette fois, d’un retrait des États-Unis.

« Rien ne permet de dire que la Russie a gagné d’avance »

Je crois que nous sommes à la veille de quelque chose, avec bien entendu une différence majeure : en 1916, il existait un équilibre entre deux forces plus ou moins égales. En 2024, David a résisté à Goliath et continue de le surprendre. Cette analogie historique un peu artificielle me permet d’arriver à une conclusion très politique, que je résumerai en deux mots : ni résignation ni illusion. Rien sur le terrain ne permet de dire que la Russie a gagné d’avance. 

Pour Poutine, quel est l’enjeu de l’élection américaine ?

Trump est son arme secrète. Les autres n’ont pas très bien fonctionné : la désinformation n’a pas eu l’effet escompté et la carte Viktor Orbán s’est révélée limitée. L’enjeu de l’élection est tout simplement l’avenir de la démocratie en Amérique. La crise institutionnelle qui suivrait une réélection de Trump serait la plus grave que la République américaine ait connue depuis sa création en 1776. Trump II n’a que très peu à voir avec Trump I. En janvier 2017, au lendemain de son élection, Henry Kissinger m’assurait : « Trump est un homme imprévisible, mais ce n’est pas un idéologue. » C’était avant tout un homme surpris par sa victoire qui, n’y croyant pas, ne l’avait pas préparée et a dû improviser. Le Trump d’aujourd’hui est un homme animé par la vengeance, qui se comporte comme un chef mafieux en cherchant à punir ses ennemis et à récompenser ses amis. Son narcissisme a littéralement explosé. Il est animé par un « moi d’abord », au point que l’intérêt objectif de son pays n’existe plus. Trump et Poutine ont tout pour s’entendre. 

Poutine compterait au nombre des amis que Trump voudrait récompenser ? 

On a l’impression qu’il joue déjà à ce jeu-là, en manipulant les républicains à la Chambre des représentants et en incitant Poutine à punir les pays membres de l’Otan qui ne remplissent pas leurs obligations en matière de budget de défense. Son obsession est d’affaiblir Joe Biden, même si cela déstabilise le monde ou décrédibilise l’Amérique. Cela dit, rien n’est joué pour Trump. Une partie des élites médiatiques françaises affirment que sa victoire est inévitable et que, finalement, ce n’est pas si grave. Elles se trompent et elles nous trompent.

Les pays frontaliers de la Russie craignent-ils réellement une escalade ?

Incontestablement. Il faut prendre leurs craintes au sérieux, et notamment écouter l’analyse du nouveau président finlandais, Alexander Stubb. Si certains peuvent le trouver un peu conservateur sur certains aspects, il reste néanmoins un spécialiste des affaires internationales. Pour lui, nous sommes entrés dans un nouveau monde où la possibilité de la guerre est revenue. C’est intéressant venant de la Finlande, un pays historiquement héroïque, qui a résisté à l’URSS, a obtenu le statut particulier – la « finlandisation » [une forme de neutralité en équilibre entre les deux blocs] –, et qui a aujourd’hui une armée exceptionnelle. 

« Il faut prendre cette crainte au sérieux. Il nous faut un réarmement moral »

Nous, pays européens, devons désormais nous demander s’il ne nous faudrait pas devenir, chacun à notre manière, des Finlande. C’est-à-dire adopter un univers mental où la guerre est redevenue une possibilité. Cela, ni les Allemands ni les Français n’y sont prêts. Le Royaume-Uni l’est peut-être un peu plus, car les Britanniques se sont fortement identifiés aux Ukrainiens – voir les habitants de Kiev se réfugier dans le métro leur a rappelé les heures sombres de 1940. 

Si vis pacem, para bellum, disait le dicton. « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Nous n’avons jamais été confrontés à un adversaire si peu soucieux des considérations humaines. À ce titre, Poutine est l’anti-Gorbatchev, l’anti-Khrouchtchev. Par ailleurs, l’arme nucléaire, qui n’a pas été utilisée depuis 1945, est devenue assez abstraite dans nos esprits. Cela nous rend plus vulnérables. C’est pourquoi je pense qu’il faut prendre cette crainte au sérieux. Il nous faut un « réarmement » moral.

Comment comprendre le mandat de recherche lancé par la Russie contre plusieurs personnalités politiques des États baltes ? 

C’est œil pour œil, dent pour dent. Poutine lui-même ne peut plus voyager, car il est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale de La Haye. C’est à la fois une manière de dire : « Je me sens en position de force, je vous rends la pareille », et une marque de défiance, en particulier à l’égard de la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui commence peut-être à le menacer. 

Ensuite, cela nous rappelle que plus les régimes sont despotiques, plus ils sont légalistes. Prenez l’exemple du candidat anti-guerre, Boris Nadejdine. Les autorités russes ne l’ont même pas laissé se présenter, en vertu d’un légalisme presque ridicule. Par ailleurs, on assiste à une juridicisation du monde, intensifiée par le conflit dans la bande de Gaza. D’une certaine manière, Poutine se dit que si l’Afrique du Sud peut accuser Israël de génocide, lui peut très bien accuser la Première ministre estonienne de contrevenir au droit international.

Quelles leçons Poutine tire-t-il de ces deux années de guerre en Ukraine ?

La première, c’est l’isolement de la Russie dans le monde occidental, matérialisé par les sanctions. Mais la seconde, c’est l’isolement du monde occidental dans le monde. On l’a bien vu à travers les votes à l’Assemblée générale des Nations unies : la guerre se poursuit, mais la Russie n’est plus aussi isolée qu’au début du confit. En cela, le Hamas a fait un grand cadeau à Poutine. La guerre de Gaza s’est substituée à la guerre en Ukraine dans la perception émotionnelle que l’on a du monde – cela touche plus les gens, les images sont spectaculaires, alors que la situation stagne en Ukraine. Par ailleurs, le « deux poids, deux mesures » joue en faveur de Poutine. Il peut ainsi affirmer que les Occidentaux ne s’intéressent qu’aux Blancs chrétiens européens, et pas du tout à l’Éthiopie ou au Yémen. Il y a cette idée que la Russie se sent confortée dans son agression par le comportement du monde.

Peut-on mesurer l’impact des sanctions ?

Non seulement les sanctions étaient trop faibles et trop inadaptées, mais elles ont été largement contournées par la Russie, qui est allée chercher d’autres fournisseurs, de la Chine à l’Inde en passant par la Corée du Nord. Je ne dirai pas pour autant que le Sud soutient la Russie. Le Sud exprime son ressentiment à l’égard du monde occidental. C’est très différent.

Faut-il négocier avec Poutine ?

On se pose cette question depuis le début de la guerre. Bien sûr, à un moment donné, un conflit ne peut être résolu que par la négociation. Mais ceux qui avancent aujourd’hui l’idée de la négociation sont défaitistes. Le calendrier n’est pas à la négociation parce que l’Ukraine n’a pas perdu. Aller à la table des négociations, comme le propose par exemple Dominique de Villepin, cela signifie y aller aux conditions de la Russie. Ce n’est ni acceptable ni nécessaire.

À quoi ressemblerait une victoire de la Russie ? 

Une Ukraine exsangue, n’ayant plus de munitions, se sentant abandonnée à l’extérieur et vidée à l’intérieur, se verrait contrainte de demander un cessez-le-feu aux conditions imposées par la Russie. C’est la première étape.

« On se trouve désormais dans un ordre émotionnel tripolaire »

Est-ce que cela ouvrirait l’appétit de Poutine ? Après avoir reconstitué une partie de l’empire, avec la Biélorussie et l’Ukraine, commencerait-il à regarder du côté des pays baltes ? Et de la Pologne, dont il parle beaucoup ? Nous devons nous poser ces questions. On se dit, à tort : « Nous n’allons quand même pas mourir pour Kiev. » Peut-être pas, mais nous devons vivre pour Kiev, nous devons être forts pour l’Ukraine.

Quelle recomposition du monde, quel nouvel ordre mondial peut-on imaginer ? 

Dans mon dernier ouvrage Le Triomphe des émotions, j’explique que le poids des émotions n’a fait que se renforcer ces dernières années. Ces émotions, hélas, sont plus négatives que positives. Elles ont pour conséquence de faire émerger un nouvel ordre émotionnel du monde, avec trois pôles. D’un côté, il y a un Sud global, animé par un mélange de ressentiment à l’égard de l’Occident et d’espoir pour lui-même, mené par l’Inde, leader naturel, dans l’héritage des non-alignés. D’un autre côté, on trouve un Occident global, partagé entre la peur et la résilience. La définition n’est pas géographique. Des pays comme le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan se revendiquent désormais comme des « Occidentaux asiatiques ». Et enfin, il y a un Orient global : des pays animés, non plus par le ressentiment, mais par la colère à l’encontre de l’Occident, qui veulent substituer leur modèle au modèle occidental. C’est la Chine, la Russie, la Corée du Nord, le Venezuela… On se trouve désormais dans un ordre émotionnel tripolaire, qui coexiste avec une bipolarité classique, où la Chine a remplacé l’URSS face à l’Amérique. 

Dans ce nouvel ordre du monde, nous n’avons pas nécessairement perdu. Pour peu que nous prenions nos valeurs au sérieux. Pour peu également que nous fassions preuve de beaucoup moins d’arrogance dans notre rapport aux autres, et de beaucoup moins de complaisance par rapport à nous-mêmes. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

 

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