Plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est, comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible ; et c’est d’ailleurs en cela qu’il est une matière miraculeuse : le miracle est toujours une conversion brusque de la nature. Le plastique reste tout imprégné de cet étonnement : il est moins objet que trace d’un mouvement. 

Et comme ce mouvement est ici à peu près infini, transformant les cristaux originels en une multitude d’objets de plus en plus surprenants, le plastique est en somme un spectacle à déchiffrer : celui-là même de ses aboutissements. Devant chaque forme terminale (valise, brosse, carrosserie d’auto, jouet, étoffe, tuyau, cuvette ou papier), l’esprit ne cesse de poser la matière primitive comme un rébus. C’est que le frégolisme du plastique est total : il peut former aussi bien des seaux que des bijoux. D’où un étonnement perpétuel, le songe de l’homme devant les proliférations de la matière, devant les liaisons qu’il surprend entre le singulier de l’origine et le pluriel des effets. Cet étonnement est d’ailleurs heureux, puisqu’à l’étendue des transformations, l’homme mesure sa puissance, et que l’itinéraire même du plastique lui donne l’euphorie d’un glissement prestigieux le long de la Nature.

Mais la rançon de cette réussite, c’est que le plastique, sublimé comme mouvement, n’existe presque pas comme substance. Sa constitution est négative : ni dur ni profond, il doit se contenter d’une qualité substantielle neutre en dépit de ses avantages utilitaires : la résistance, état qui suppose le simple suspens d’un abandon. Dans l’ordre poétique des grandes substances, c’est un matériau disgracié, perdu entre l’effusion des caoutchoucs et la dureté plate du métal : il n’accomplit aucun des produits véritables de l’ordre minéral, mousse, fibres, strates. C’est une substance tournée : en quelque état qu’il se conduise, le plastique garde une apparence floconneuse, quelque chose de trouble, de crémeux et de figé, une impuissance à atteindre jamais au lisse triomphant de la Nature. […]

La mode du plastique accuse une évolution dans le mythe du simili. On sait que le simili est un usage historiquement bourgeois (les premiers postiches vestimentaires datent de l’avènement du capitalisme) ; mais jusqu’à présent, le simili a toujours marqué de la prétention, il faisait partie d’un monde du paraître, non de l’usage ; il visait à reproduire à moindres frais les substances les plus rares, le diamant, la soie, la plume, la fourrure, l’argent, toute la brillance luxueuse du monde. Le plastique en rabat, c’est une substance ménagère. C’est la première matière magique qui consente au prosaïsme ; mais c’est précisément parce que ce prosaïsme lui est une raison triomphante d’exister : pour la première fois l’artifice vise au commun, non au rare. Et du même coup, la fonction ancestrale de la nature est modifiée : elle n’est plus l’Idée, la pure Substance, à retrouver ou à imiter ; une matière artificielle, plus féconde que tous les gisements du monde, va la remplacer, commander l’invention même des formes. Un objet luxueux tient toujours à la terre, rappelle toujours d’une façon précieuse son origine minérale ou animale, le thème naturel dont il n’est qu’une actualité. Le plastique est tout entier englouti dans son usage : à la limite, on inventera des objets pour le plaisir d’en user. La hiérarchie des substances est abolie, une seule les remplace toutes : le monde entier peut être plastifié, et la vie elle-même, puisque, paraît-il, on commence à fabriquer des aortes en plastique. 

Mythologies © Éditions du Seuil, 1957

 

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