Les fils de Marie ont rarement de la peine, car eux ont hérité de la bonne moitié ;
Mais les fils de Marthe préfèrent de leur Mère l’âme attentive et le cœur préoccupé.
Et parce qu’une fois elle s’est emportée, qu’envers le Seigneur son invité elle a été impolie,
Ses fils doivent servir les fils de Marie, monde sans fin ni repos ni répit.

C’est leur tâche de tout temps de supporter le coup et d’amortir le choc.
C’est leur tâche que l’engrenage s’enclenche, l’interrupteur se bloque,
Que les rouages tournent bien ; c’est à eux de charger le train ou le bateau,
De noter, transporter et de dûment livrer les fils de Marie par voie de terre ou d’eau.

Ils somment les montagnes de se déplacer. Ils ordonnent aux inondations de s’assécher.
De leurs bâtons ils reprennent le roc – rien n’est assez haut pour les impressionner.
Alors les monts tremblent jusqu’au sommet – alors des profondeurs est exposé le lit,
Pour que les fils de Marie puissent le franchir, inconscients et gracieusement endormis.

Ils touchent la Mort au bout de leurs gants où ils tressent et rapiècent les câbles sous tension.
Il* rue aux portes qu’ils entretiennent : ils le nourrissent derrière leurs feux affamé.
Dès l’aube, avant que les hommes ne voient clair, ils trébuchent dans sa terrible étable,
Et le tirent comme un bœuf au licou, et le mènent à l’aiguillon et jusqu’au soir le font tourner.

À ceux-là dès la naissance la Foi est interdite ; à ceux-là jusqu’à la mort point de Rémission.
Les choses dont ils s’occupent sont cachées – leurs autels sont enterrés –
Les sources secrètes à remonter, les eaux détournées pour les porter aux lèvres,
Et rassembler les flots comme dans une coupe, pour les reverser sur les villes assoiffées.

Ils ne prêchent pas que leur Dieu les réveille juste avant que les écrous ne se soient desserrés.
Ils n’enseignent pas que Sa Miséricorde leur permet d’abandonner le travail quand ils l’ont décidé.
Dans les passages pleins de gens et de lumière, ils se tiennent comme dans le noir et le désert,
Tous leurs jours prudents et vigilants que soient longs au pays les chemins de leurs frères.

Que se dresse la pierre ou se fende le bois pour faire un chemin plus beau et plus plat ;
Vois, il est déjà noir du sang qu’un fils de Marthe a répandu pour ça !
Pas comme une échelle de la terre aux Cieux, ni de quelque foi pour être le témoin,
Mais un simple service simplement rendu à sa propre espèce dans leur besoin commun.

Et les Fils de Marie sourient et sont bénis – ils savent que les Anges sont de leur côté.
Ils savent qu’à eux la Grâce est acquise, envers eux ses Bienfaits maintes fois renouvelés.
Ils sont assis aux Pieds – ils entendent le Verbe – ils voient à quel Point la Promesse est vraie.
Ils ont remis leur Fardeau au Seigneur et –
                                                    le Seigneur sur les épaules des fils de Marthe Lui l’a déposé !

 

* En anglais la mort est masculine (NDT). 

Poème traduit de l’anglais par Daniel Tron, extrait de Sans fil et autres récits de science-fiction, éditions du Somnium, 2009

 

Lisons saint Luc. Marthe accueille le Christ chez elle. Occupée au repas, elle se plaint que sa sœur Marie écoute Jésus plutôt que de l’aider à ses préparatifs. Mais le Seigneur défend cette dernière. Marie a choisi la meilleure part, la part spirituelle, qui ne lui sera pas enlevée. Rudyard Kipling fait de cet épisode biblique l’origine de distinctions sociales et psychologiques. Et prend le contre-pied de l’évangile : l’écrivain préfère aux favoris des anges ceux qui travaillent au service des hommes. Loués soient les ingénieurs, les manœuvres qui mettent un licou même à la Mort et se préoccupent du réel plus que de Dieu ! Le poète anglais luttait pour les valeurs morales anciennes contre les nouveaux dieux du marché. Il chanta la mission civilisatrice de l’homme blanc et la camaraderie guerrière. Mais, s’il fut réactionnaire en politique, il s’enthousiasma pour le progrès technique. En 1907, lorsque ce poème fut publié, il possédait une automobile depuis plusieurs années. De quoi parcourir en trombe sa propriété du Sussex, fidèle à son personnage paradoxal, symbole de toutes les droites : entre ordre et désordre, passion de l’obéissance et liberté, nationalisme et ouverture vers l’ailleurs, anti-intel-lectualisme et sens de la langue. 

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