Peut-on diagnostiquer dans les résultats des dernières élections départementales le résultat de l’élection présidentielle de 2017 ?

Si l’on parle du Front national, je suis hésitant. L’usure peut agir. Le vote de protestation peut faiblir sous le double effet de cette usure et de l’esprit de responsabilité. L’électeur accorde plus d’importance à l’élection présidentielle qu’aux élections départementales : il s’engage plus et proteste moins. Cela dit, la carte du vote FN est impressionnante. On y lit le choc des profondes transformations, notamment liées à l’immigration, que connaît la France et qui n’ont pas été gérées par les partis de gouvernement.

Pour l’UMP et les centres, c’est autre chose. Ces formations ont la chance d’occuper une position centrale et le mode de scrutin les sert. Dans les duels, face au FN elles ont bénéficié des voix de gauche, et face au PS, des voix FN (sans réciproque identique pour la gauche). La victoire de l’UMP est avant tout une défaite socialiste, conséquence de l’indécision apparente du président de la République et de la lenteur de son engagement sur la politique économique. Si sa politique avait été radicalement affirmée au départ, et des mesures décisives prises en matière de compétitivité, l’opinion aurait probablement suivi un autre cours. Mais le président, menacé sur sa gauche, est allé en biseau de son programme à la réalité. Il a emprunté la diagonale au lieu de la verticale. Or la diagonale, en politique, est périlleuse : le temps facilite la glissade ! Bonaparte disait : « Ma seule supériorité est de savoir que la verticale est plus courte que la diagonale ! »

Quelle est la verticale de Nicolas Sarkozy ? 

Dans le cas de Nicolas Sarkozy, il y a essentiellement une personnalité énergique sur un corps doctrinal flou. Modérément européen, il est favorable au marché, aux entreprises, sans précision. Il est comme un bloc d’énergie dont la réussite personnelle et la revanche sont le champ d’application. Si on le compare à de Gaulle, à Pompidou, à Giscard ou à Mitterrand, la différence de hauteur intellectuelle et de perception historique est considérable. De ce point de vue, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy se rejoignent. Cette génération de dirigeants se définit plus par le métier électoral que par la vision. 

Diriez-vous la même chose d’Alain Juppé ?

Non, je le rangerais dans une synthèse Pompidou-Giscard. Mais la vision n’est pas toujours un avantage électoral.

Dans sa thèse célèbre, l’historien René Rémond distingue trois droites : bonapartiste, légitimiste et orléaniste. Souscrivez-vous à cette typologie ?

J’ai toujours été gêné par cette classification. Les idées de permanence et de filiation, normales en histoire, la sous-tendent. Or ce qui me paraît caractériser la vie politique, c’est la concurrence, la translation et les variations. Le bonapartisme consiste par exemple, chez Louis-Napoléon Bonaparte, à combiner la revendication d’égalité (en matière de suffrage) pour faire pièce aux adversaires royalistes, et la crainte sociale des révolutionnaires pour rallier les paysans. C’est un comportement de compétition plus que de tradition. D’autre part il n’existe aucune filiation ou permanence légitimiste. Quant à l’orléanisme c’est un synonyme de modération. Le positionnement concurrentiel est la clé de la politique. Le jeu des partis consiste souvent à utiliser les idées de l’adversaire. Considérez sur deux siècles comment le libre-échange est défendu tantôt à gauche tantôt à droite, en fonction des intérêts et des situations.

Quelle serait alors votre typologie de la droite ?

Comme René Rémond, je ne parlerais pas de « la droite », mais « des droites ». Dans la France d’aujourd’hui, il y a incontestablement une extrême droite qui se caractérise par l’idée de conservation absolue, le refus de la transformation vis-à-vis de l’Europe, du libre-échange ou de la mondialisation, et de l’immigration. Ensuite, je distinguerais, face à cette idée de la société close, une droite fédéraliste, pro-européenne, qui accepte les transferts de souveraineté nécessaires. Elle les considère comme légitimes, parce que les faibles nations européennes doivent se fédérer pour trouver de la puissance, et pour préparer (utopie à la fois libérale et socialiste) un monde pacifié et unifié. On peut retenir, ensuite, une droite sociale-­libérale qui veut résoudre la tension entre les inégalités des rémunérations et la revendication d’égalité. Elle cherche à corriger certaines conséquences du marché. Vous remarquerez que ces deux dernières droites peuvent se mêler et transcendent, en partie, les anciens clivages droite-gauche. Je laisse ouverte la question d’un centre distinct de la droite.

Vous avez, l’année dernière, caractérisé la droite par la notion de fidélité. Pouvez-vous expliquer ce rapprochement ?

Oui, je définis la gauche par l’esprit de justice, le désir d’égalité, et la droite par la fidélité à ce qui existe ou ce qui a existé. En conséquence, la passion de la gauche est le ressentiment et la passion de la droite, la crainte. Actuellement, vous avez une forte passion de droite qui est liée à la croissance destructrice, à l’hétéro­généité de la population et au libre-échange. J’ajoute qu’il existe une tradition pour laquelle il y a du vrai dans l’esprit de justice et dans celui de la fidélité, et qu’il faut vaincre la crainte et le ressentiment. Combiner les deux aspirations est légitime. Raymond Aron citait volontiers le philosophe espagnol José Ortega y Gasset et son « refus de l’hémiplégie ». 

Quelle serait la spécificité de la droite française par rapport aux droites britannique ou allemande ?

Elle est liée à l’histoire, au mode de scrutin et à la compétition. Pour être élu à gauche, il faut que l’extrême gauche vote pour vous. Donc, il faut lui donner des satisfactions programmatiques ou verbales. C’est la même chose à droite. La France se caractérise par un poids spécifique des extrêmes. L’extrême gauche et l’extrême droite font partie du paysage depuis plus de deux siècles. Cela provoque un infléchissement que je trouve regrettable. La droite française est conduite à être plus à droite qu’elle ne l’est et la gauche de gouvernement plus à gauche qu’elle ne le devrait. Cela oblige au double langage pour ne pas dire au mensonge ! 

Peut-on parler de panne idéologique à droite ?

Si la droite gagne les prochaines élections, ce sera en raison des erreurs du Parti socialiste, non pour l’originalité de ses propositions. Il en va de même en Grande-Bretagne. Observez les partis conservateurs : on ne constate pas de grandes mutations idéologiques. Le problème essentiel est la qualité des hommes politiques pour comprendre les situations et essayer de les gérer au mieux… Leurs qualités ne doivent pas se borner à la lutte pour conquérir le pouvoir. Savoir gagner les élections est nécessaire. Mais il faut aussi savoir résoudre les problèmes qui se posent et convaincre de choix parfois impopulaires. Pour la France et pour ­l’Europe, ces problèmes sont loin d’être négligeables : nos sociétés vieillies manquent de dynamisme économique et scientifique par rapport aux grands pays asiatiques et aux États-Unis. La démagogie et la corruption sont des maladies congénitales de la démocratie.

On s’est moqué, en 1989, du grand article sur « la fin de l’histoire » du philosophe politique américain Francis Fukuyama, il avançait pourtant une idée juste. Les deux ennemis de la démocratie libérale étaient le fascisme et le communisme ; ces derniers disparaissent, la démocratie libérale reste face à elle-même… La foi de ses défenseurs devient moins vive. Peut-être trouve-t-elle un nouvel ennemi avec l’islam radical ? Mais c’est une autre histoire. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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