L’une des ambitions de la mission Alpha est de préparer les futures expéditions vers Mars. La planète rouge est-elle le but ultime de tous les programmes spatiaux actuels ?

C’est en tout cas celui des Américains, pour qui Mars représente l’horizon goal, la nouvelle frontière à atteindre. Et tous les vols habités jusqu’en 2050 serviront à préparer la réalisation de cet objectif. La mission Alpha en fait partie, notamment par son caractère de longue durée – six mois, soit la durée du trajet jusqu’à Mars.

Mais une mission vers Mars serait encore plus longue, non ?

Oui, bien sûr, le voyage dans son intégralité sera beaucoup plus long, puisqu’au vol aller-retour, il faut ajouter un séjour d’un an et demi avant de pouvoir retrouver la fenêtre de tir pour le retour. On pourrait imaginer des séjours sur place plus courts, d’un mois environ, mais cela imposerait un retour trois fois plus long, en survolant Vénus. Difficile aujourd’hui de savoir quelle sera la stratégie adoptée.

Le programme Voyager Mars de la Nasa visait à préparer l’envoi d’hommes sur Mars dès les années 1980. Pourquoi alors plus aucun équipage n’est sorti de l’orbite terrestre depuis 1972 ?

Wernher von Braun, le père des fusées V2 et de la Saturn V, a publié son livre The Mars Project en 1952, soit neuf ans avant le lancement du projet Apollo ! Donc, dès cette époque, il y avait une logique à penser que la conquête de la Lune ne serait qu’un préalable à l’exploration de Mars. Mais il faut se souvenir des sommes faramineuses englouties dans le projet Apollo, qui a représenté jusqu’à 4 ou 5 % du budget fédéral américain au milieu des années 1960. Aujourd’hui, la Nasa n’en touche plus que 0,5 %. Et une fois la bataille de la Lune gagnée contre l’URSS, Nixon a mis fin au programme après Apollo 17. Les années suivantes ont été marquées par un triple syndrome post-Apollo. On a d’abord cru que les coûts de lancement allaient baisser, ce qui ne s’est pas produit avant la dernière décennie et l’arrivée du lanceur Falcon 9 de SpaceX. Puis on a cru en l’avènement d’un deuxième eldorado spatial, après celui des télécommunications et des satellites, avec la fabrication en microgravité de matériaux innovants pour les industries électronique et pharmacologique. Ce n’est jamais devenu rentable. Enfin, la Nasa a beaucoup investi dans son concept de navette spatiale réutilisable, censée voler une fois par semaine. Près de 200 milliards de dollars et quatorze morts plus tard, cette dernière s’est révélée non compétitive, complexe et dangereuse. Puis est venue la Station spatiale internationale (ISS), un projet à 150 milliards de dollars à l’issue duquel s’est fait ressentir une certaine lassitude. Aujourd’hui, il y a la volonté d’accomplir un bond en avant avec l’envoi de l’homme sur Mars. Mais c’est un projet long, qui va devoir suivre plusieurs étapes.

Lesquelles ?

La première étape est déjà fixée : c’est le déploiement d’une station en orbite lunaire. À la fin de l’année aura lieu le premier lancement du SLS (Space Launch System), le nouveau lanceur lourd de la Nasa, qui sera capable d’envoyer 100 tonnes en orbite basse. Un vaisseau habité pourrait alors se ravitailler dans cette station lunaire avant d’être envoyé vers Mars. Du retard a été pris en raison de la décision de Donald Trump de renvoyer des astronautes sur la Lune dans cette décennie, avec le programme Artemis, prévu aujourd’hui pour 2026 ou 2028, suivant ce que décidera le Congrès. Mais cette station orbitale est en développement et pourrait être opérationnelle dans la deuxième moitié de la décennie. L’étape suivante sera d’envoyer des véhicules vers Mars, au plus tôt dans les années 2030. D’abord pour réaliser un simple survol de Mars avant de revenir sur Terre, afin de tester les capacités d’un vaisseau habité sur un voyage autour du Soleil d’un an et demi. Puis un long séjour en orbite martienne, pour une durée totale de 900 jours. Et enfin, mais pas avant les années 2050, on pourra imaginer se poser sur Mars, ce qui implique d’avoir réussi à surmonter des difficultés techniques considérables.

C’est-à-dire ?

Il faut d’abord réussir à poser un vaisseau sur cette planète, ce qui est beaucoup plus ardu que sur la Lune, car l’atmosphère fine complique le freinage. Il faut freiner fort pour ne pas s’écraser, mais il ne faut pas non plus freiner trop fort : l’atterrissage du rover Perseverance induit une décélération atteignant onze fois la gravité terrestre, ce qui est supportable pour un robot mais quasi mortel pour un homme. Il faudra également concevoir une fusée capable de redécoller avec quatre ou cinq personnes à son bord jusqu’en orbite martienne, là où un gros vaisseau de trois cents tonnes attendra l’équipage pour repartir vers la Terre. Or, pour alimenter cette fusée, il faut beaucoup de carburant – une quantité trop lourde pour être transportée. L’idée est donc de pouvoir en fabriquer sur place, en transformant le CO2 de l’atmosphère et l’eau prisonnière du sous-sol martien en oxygène liquide et en méthane liquide. En théorie, on peut le faire. En pratique, on doit encore s’assurer qu’il est vraiment possible d’extraire cette eau du sous-sol, soit en creusant la glace, soit en déshydratant les roches sédimentaires hydratées (sulfates, argiles…) de Mars.

Quels seront les défis quotidiens à relever pour la survie ?

La production d’énergie pourrait être assurée par un réacteur à fission nucléaire, ce qui permettrait de contourner le problème de l’ensablement des panneaux solaires. L’oxygène nécessaire à la respiration pourrait être extrait du CO2 – Perseverance a à son bord un démonstrateur, MOXIE, qui doit justement montrer, à petite échelle, que la technique fonctionne. La nourriture pour un an et demi devra, elle, être assurée par la production de légumes – or, il n’y a aucune matière organique dans le sol martien, qui ne suffira donc pas. Aujourd’hui, on sait faire pousser quelques salades dans l’ISS. Mais s’assurer que les astronautes ne meurent pas de faim pendant un an et demi, c’est un tout autre challenge. Il faudra mettre en place des modules expérimentaux, avec des lampes à UV, des apports en eau et en matières organiques, pour connaître les rendements et calculer la surface de culture nécessaire, et donc le nombre de modules pour nourrir un équipage.

Le voyage lui-même n’est pas sans danger, à cause des radiations notamment. Est-il possible de le raccourcir pour limiter les risques ?

Les trajectoires actuelles reposent sur ce qu’on appelle les transferts de Hohmann, qui permettent d’utiliser le moins d’énergie possible, mais rallongent la durée du voyage. Opter pour une trajectoire plus directe vers Mars pourrait abaisser la durée du voyage de six à trois mois, mais cela impliquerait de freiner de manière bien plus importante pour entrer dans l’orbite martienne, et donc de consommer bien plus de carburant, et donc d’être, au décollage, beaucoup plus lourd. L’une des solutions pourrait être la mise au point d’un moteur nucléaire, plus efficace de ce point de vue qu’un moteur chimique. Quant aux radiations, dues aux éruptions solaires et aux rayons cosmiques, elles sont en effet problématiques. Les doses que recevront les astronautes sont nettement plus élevées que les normes définies pour les travailleurs du nucléaire, et il n’existe pas de blindage efficace. Ces radiations ne les tueront pas, mais elles causeront très certainement des maladies vingt ans après leur mission. Cela posera donc des problèmes éthiques importants. Et cela pourrait conduire à préférer des astronautes quinquagénaires, moins exposés aux conséquences des radiations que les trentenaires, et des astronautes davantage capables que les autres de réparer leur ADN.

Pourquoi, dans de telles conditions, vouloir à tout prix y envoyer des hommes et non des robots, comme aujourd’hui ?

C’est avant tout une ambition politique, symbolique. La recherche scientifique n’est pas le vrai moteur : Perseverance va nous permettre de rapporter des échantillons martiens, qui nous aideront par exemple à savoir s’il y a eu de la vie sur la planète. Les hommes seraient-ils plus efficaces que les robots ? Ils travailleraient plus vite, c’est vrai. Les robots sont limités par leur consommation d’énergie, ils sont actifs une à deux heures par jour et doivent ensuite recharger leurs batteries le reste du temps. Mais qui sait si les robots ne seront pas plus performants que l’homme à l’horizon 2050, avec le développement de l’intelligence artificielle ? Alors pourquoi vouloir y aller nous-mêmes ? L’argument des opportunités économiques ne tient pas davantage : il n’y a aucune fortune à faire en allant sur Mars. Et la planète ne peut pas davantage constituer un plan B, si la Terre devenait inhabitable. Non, si les Américains veulent y aller, c’est d’abord pour rester en tête, à l’heure où la Chine veut aller sur la Lune à l’horizon 2036. Ils souhaitent montrer qu’ils peuvent le faire, surtout si c’est difficile. Mais cette ambition permet aussi à de nombreux acteurs de justifier leur existence : si les États-Unis renonçaient à Mars, alors le programme de vols habités s’effondrerait. Or, l’Amérique y consacre dix milliards de dollars par an, ce qui est unique au monde. La Nasa, l’industrie aérospatiale, les États de Floride ou du Texas, tous ont intérêt à ce que cette vision martienne de long terme perdure, car elle garantit des dizaines de milliers d’emplois très qualifiés pendant plusieurs décennies.

Quel est le rôle dans cette course vers Mars des milliardaires Elon Musk et Jeff Bezos ?

Avec SpaceX, Elon Musk a réussi à baisser les coûts de lancement du marché concurrentiel international, grâce, il faut le dire, à 8 milliards de dollars d’argent public américain. Avec les essais actuels de son Starship – une super fusée censée pouvoir transporter jusqu’à 100 personnes vers la Lune ou Mars –, il est dans la même démarche : séduire la Nasa pour qu’elle investisse massivement dans son projet. Mais la Nasa a d’autres plans, avec le super lanceur SLS que j’évoquais plus tôt, qui pourra transporter jusqu’à 100 tonnes. Sans l’investissement de la Nasa, l’avenir du Starship reste à écrire. Mais la donne vient récemment de changer avec le concept de SpaceX qui vient d’être retenu par la NASA pour envoyer des hommes sur la Lune. Cela met la firme d’Elon Musk au cœur de l’exploration habitée américaine. Mais dans tous les cas, il est délirant de penser qu’il puisse réellement transporter des hommes sur Mars dans les prochaines années.

Quid de l’Europe ?

L’Europe n’a ni les moyens ni la volonté de développer un programme spatial autonome concurrent des États-Unis. Mais elle est un partenaire fiable, comme elle l’a été sur l’ISS. Elle a déjà prévu de développer deux des sept modules de la future station orbitale lunaire et fournira les modules de service (ESM) de toutes les missions vers la Lune. L’objectif est que des astronautes européens soient présents dans les futures missions vers la Lune et vers Mars.

Si Mars est la prochaine frontière, sera-t-elle aussi la dernière ?

Ce n’est pas impossible, car il n’y a pas beaucoup de destinations accessibles aux hommes, au XXIe siècle. Se poser sur Vénus est impensable, tant la température y est infernale. Peut-être pourra-t-on envoyer des hommes sur des astéroïdes, comme y travaillent certaines start-up américaines… Les astéroïdes métalliques, notamment, excitent l’imagination : avec les météorites métalliques, on sait qu’ils sont constitués, en gros, de 79 % de fer et de 20 % de nickel. Qu’y a-t-il dans le 1 % restant ? Ces start-up espèrent y trouver des terres rares – ces atomes rares essentiels aux nouvelles technologies –, ressources sur lesquelles la Chine a aujourd’hui un quasi-monopole. Y en a-t-il vraiment ? Serait-ce possible et rentable d’aller les chercher là-bas ? Ce sont des questions auxquelles l’avenir devra répondre. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !