Cette peinture est de 1969, année mythique, année cosmique, qui voit l’homme fouler le sol lunaire. Comme de nombreux autres artistes, la Norvégienne Anna-Eva Bergman, née en 1909, fut absolument fascinée par cette aventure historique. Elle s’intéressait en outre depuis longtemps à l’astrophysique et à la conquête spatiale. Elle lisait beaucoup de science-fiction, était abonnée à la revue (plus ésotérique qu’académique !) Planète et, jusqu’à sa mort en 1987, elle allait garder précieusement dans ses archives les numéros de Paris Match dédiés à l’extraordinaire mission d’Apollo 11.

Il y a beaucoup d’astres dans la production picturale d’Anna-Eva Bergman. Ici, en l’absence de titre (l’appellation générique N15-1969 signifie simplement que c’est la quinzième œuvre de ce millésime), on se prend à spéculer : en bas, la bande légèrement oblique et bleutée fait songer à un horizon terrestre vu en surplomb ; juste au-dessus, la masse vaguement circulaire composée de feuilles d’argent s’apparente à la Lune ; en haut, au loin, irradie peut-être un soleil doré. Anna-Eva Bergman invite à l’expérience de la lévitation en surélevant le regard et en l’inscrivant dans un alignement céleste parfait, aux accents mystiques, voire divins. Le 2001 de Kubrick, et ses exercices de symétries interstellaires, était sorti en salle quelques mois auparavant, Space Oddity de David Bowie résonne à la radio à compter de l’été 1969 : on flotte exactement dans cette atmosphère. Cependant, pour casser un aspect trop descriptif, trop figuratif, Bergman évite de plonger l’ensemble dans la pénombre de l’univers ; son fond demeure celui du papier, blanc et clair, et, pour tout dire, abstrait, conceptuel.

Ce qui a frappé Bergman, avec la conquête spatiale, c’est un renversement soudain du point de vue. Notre planète, jusqu’alors, était invariablement la base du regard sur la profondeur des galaxies. Les yeux de la chienne Laïka en 1957, ceux de Gagarine en 1961, ceux d’Armstrong et d’Aldrin marchant sur la Lune en 1969 observent la Terre depuis l’espace. Le sujet et l’objet de la vision (ou le prisme et le motif, si l’on veut) se sont donc intervertis grâce à ces pionniers russes et américains. C’est tout à fait vertigineux et, dans le champ des arts, c’est un choc : cela concrétise le fantasme d’une perception omnisciente, englobante et affranchie de toute contrainte. L’un des mots clés de l’histoire de l’humanité est celui de gravité, parce qu’il désigne à la fois une loi de la physique qui nous accule à la terre et, de façon connexe, le sentiment de celui qui prend conscience de sa très modeste condition et de son aliénation à ladite loi. La peinture de Bergman, très simple et suggestive, dénuée de toute fioriture, exprime justement, par opposition, l’antigravité ; elle constitue une sorte d’apesanteur, comme le furent avant elles les expérimentations plastiques de Kandinsky, de Malévitch, de Miró, d’Yves Klein ou de Lucio Fontana ; dans son dépouillement presque naïf, d’une pureté enfantine, elle matérialise l’aspiration à la liberté.

Avec Bergman, les échelles et les proportions explosent, le microscopique et le macroscopique s’enchevêtrent, se confondent, permutent : ces corps célestes pourraient aussi bien être des galets, des poussières, voire des atomes. Dès lors, quoiqu’il ne s’agisse que d’un modeste papier de 49 cm sur 32, couvert d’un peu de vinylique, d’encre et de métal, il n’est pas interdit d’y voir aussi l’infini et, au-delà, un bout de genèse soufflé par Dieu… 

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