Comme la finance, ils ont toujours existé aux États-Unis. Et comme le capital financier, dont ils ont accompagné l’irrésistible montée en puissance depuis quatre décennies, ils occupent désormais une place prépondérante dans l’économie et donc dans la politique du pays. Les lobbies… Ils n’étaient, note Francis Fukuyama [lire page 3] que 175 il y a quarante ans. Ils sont 13 700 désormais, employant plus de 35 000 personnes, pour l’essentiel des juristes et des communicants, dûment enregistrés au Congrès américain, sans compter leurs nombreux assistants. Une véritable petite industrie dont une rue est devenue le symbole à Washington, la capitale fédérale : K Street. C’est là que, sur deux kilomètres, entre les 9e et 22e rues, la plupart des grands lobbies possèdent leurs bureaux, d’autant plus luxueux que leurs activités sont bien rémunérées par leurs clients. Mais quand leurs contempteurs évoquent « K Street », ils pensent au cœur des ténèbres. 

Les lobbies, groupes d’intérêt particularistes, représentent le plus souvent des intérêts économiques : les industriels de la pharmacie, du pétrole, de l’aéronautique, les grands céréaliers, la finance, etc. Ils peuvent aussi défendre des intérêts économiques plus directement sociopolitiques : la NRA, par exemple, est une association qui réunit non seulement les fabricants d’armes à feu, mais aussi leurs commerçants et leurs consommateurs (les acquéreurs). D’autres défendent les intérêts particuliers de minorités (ethniques ou linguistiques) ou encore ceux de gouvernements étrangers : le plus célèbre est AIPAC, qui s’intitule lui-même le « lobby pro-israélien », et de nombreux États disposent de lobbies plus ou moins bien organisés et entreprenants à Washington, à ­commencer par la Chine. 

Ces lobbies sont réglementés, leurs comptes sont publics, leur activité perçue comme légitime. Elle consiste en priorité à agir auprès des élus au Congrès américain pour qu’ils votent en faveur de lois bénéficiant aux intérêts qu’ils défendent, ou qu’ils s’opposent à celles qui déplaisent à leurs clients. D’où les armadas de juristes qu’ils emploient, qui œuvrent à rédiger des projets de lois – ou des contre-projets – qu’ils promeuvent ensuite auprès des élus pour qu’ils les fassent voter. Mais leur activité ne s’arrête pas là. Une fois une loi votée, les lobbies qui s’y opposent vont alors travailler au corps les élus pour qu’ils bloquent sa mise en œuvre, soit en faisant repousser le plus longtemps possible l’adoption des décrets d’application afférents, soit en ne votant pas les budgets des administrations chargées de la faire appliquer. Dans les deux cas, la loi existe, mais son application est entravée. Trois ans après l’adoption en 2010 de la loi de régulation financière, une majorité de ses dispositions n’avaient toujours pas été votées… 

Comment les lobbies agissent-ils ? Prioritairement, en frappant au portefeuille. Dans le système américain, les députés (dits représentants) sont élus tous les deux ans. Une campagne coûte cher – et de plus en plus. De sorte qu’à peine entrés au Capitole, ils cherchent déjà des financements pour l’échéance suivante. La chose n’est jamais explicite, mais les lobbies versent leur obole pour que le candidat, une fois élu, renvoie l’ascenseur le moment venu. Pour ce dernier, manquer à son engagement non dit compromet son avenir politique. Même si les promesses n’engagent que ceux qui y croient : il est arrivé que des lobbyistes voient leur poulain changer d’avis après s’être vu proposer un financement plus conséquent… Pour le Sénat, où les scrutins ont lieu tous les six ans, les enjeux financiers sont encore bien plus lourds, l’élection se faisant au niveau de l’État et non d’une circonscription, et le Sénat disposant d’un pouvoir législatif supérieur aux États-Unis.

Résultat : les « passerelles » entre élus et lobbyistes sont – sans jeu de mots – monnaie courante. Nombre des premiers rentabilisent leur carnet d’adresses en quittant la politique pour le lobbying (bien mieux rémunéré). Cas récent célèbre : le sénateur Christopher Dodd, coauteur de la loi de réforme financière après la crise, annonça une fois celle-ci votée qu’il quittait ses fonctions pour prendre la tête de la Motion Picture Association of America, le lobby des grands studios hollywoodiens. Ainsi va une démocratie où la classe politique est de plus en plus déconsidérée. Le rôle des lobbies n’est pas étranger à cet état de fait, donnant à un nombre croissant d’Américains le sentiment d’une démocratie dévoyée, où l’argent prime le respect des électeurs, quand il ne fabrique pas le vote. 

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