Il existe clairement deux générations de lobbyistes. La vieille génération, proche de la retraite, pratique un lobbying « à la papa », qui privilégie le réseau à l’argumentaire. Thierry Coste, défenseur assumé des intérêts des chasseurs, en est le parfait représentant. La surmédiatisation de ce personnage a longtemps contribué à la mauvaise réputation du lobbying en France, et au refus d’autres lobbyistes, par crainte des amalgames, de s’adresser à la presse.

Pour les lobbyistes de la génération suivante, il s’agit d’un travail de conviction. Ils ont souvent été formés à cette pratique dans des écoles comme Sciences Po, et leurs modes d’action sont variés. Leur travail commence en amont : mettre en place une veille, anticiper des projets de loi, tenter de mettre certains sujets à l’agenda. Ensuite, il faut analyser les débats publics et élaborer un argumentaire solide. Puis, vient le mapping : quels acteurs publics s’intéressent au sujet que je défends ? Qui chercher à convaincre ? Une fois ces personnes repérées, vient l’heure d’échanger avec elles lors de rendez-vous, souvent très courts, ou en leur envoyant des « positions », c’est-à-dire des notes déroulant les arguments. 

D’où vient alors cette connotation négative attribuée aux groupes d’influence ? De la frontière poreuse qui sépare bonnes et mauvaises pratiques. Inviter un acteur public au bistrot du coin par commodité n’a rien à voir avec une invitation dans un grand restaurant. Payer un voyage à un décideur pour lui montrer comment fonctionne une usine et lui faire comprendre les enjeux d’un projet de loi n’est pas lui offrir un voyage de complaisance. La recherche du soutien des citoyens par les réseaux sociaux ou les pétitions (grassroots lobbying) peut dériver, les lobbies prétendant parfois rallier les citoyens autour d’un intérêt public qui s’avère être, en réalité, un intérêt bien particulier. D’autres pratiques, elles, sont totalement indéfendables. Je pense aux clubs parlementaires financés par de grandes entreprises ou encore aux colloques parlementaires organisés à l’Assemblée nationale. Les députés sont les premiers responsables des dérives du lobbying. Christophe Sirugue, chargé des représentants d’intérêts à l’Assemblée nationale, a été le premier à en faire le constat, dans un rapport de 2013. 

Mais prenons un cas précis : la loi de séparation des activités bancaires. Elle est le résultat d’une réelle bataille d’arguments, qui a mené à une prise de décision finale très éloignée des positions de départ. Dans ses engagements de campagne, François Hollande proposait la séparation des activités bancaires, c’est-à-dire des activités spéculatives et des banques de dépôt. Finalement, dans la loi adoptée en 2013, la séparation ne concerne qu’entre 0,5 % et 0,8 % des activités, soit presque rien. Pour parvenir à ce résultat, le gouvernement et le Parlement ont rencontré et écouté différents lobbies sur une période de dix mois. D’un côté, les quatre banques principales (Société générale, BNP Paribas, le Crédit agricole et Natixis) réunies dans la Fédération bancaire française. Ce sont elles qui ont gagné, en expliquant que casser le modèle de banque universelle serait néfaste à l’économie française, car les banques françaises, en finançant l’économie, achètent de la dette nationale et évitent que celle-ci soit détenue par les banques étrangères. En face, des analystes financiers, des universitaires et des organisations de la société civile comme Finance Watch, le « Greenpeace de la finance » – une ONG fondée en 2011 à l’appel de députés européens qui se plaignaient de ne rencontrer que des banques sur un sujet aussi complexe que la régulation financière. Ils ont défendu la séparation stricte des activités spéculatives qui, selon eux, représentent un risque pour les activités de dépôt, donc une menace de crise financière. 

Pourquoi les arguments des banques ont-ils été plus convaincants que ceux de la société civile ? Parce qu’il y a une proximité de vues entre l’administration fiscale du Trésor, rattachée au ministère des Finances, et les banques pour des questions de pantouflage, c’est-à-dire de passage du secteur public au secteur privé. Le pantouflage peut susciter des conflits d’intérêts. Beaucoup d’anciens inspecteurs du Trésor, généralement énarques, « pantouflent » dans les banques. Il est alors parfois légitime de penser que des intérêts personnels peuvent venir biaiser la décision publique. 

De plus, le passage du Trésor aux banques signifie une augmentation considérable du salaire. Pendant que je suis au Trésor, je peux émettre des avis favorables vis-à-vis des banques parce que j’espère plus tard avoir un poste dans l’une d’elles. Ça ne signifie pas que ce soit vrai, mais il y a toujours une suspicion. 

En tout cas, la question est délicate, car il ne s’agit pas d’interdire de partir dans le privé. Aujourd’hui, il est nécessaire d’obtenir une autorisation avant de pantoufler. Une autorité de déontologie de la fonction publique évaluant les risques de conflits d’intérêts existe déjà en France. 

Sur le papier, le cas de notre pays n’est d’ailleurs pas si mauvais. Quant à l’application, c’est autre chose. Les avis sont souvent favorables à condition d’appliquer un certain nombre de réserves comme l’interdiction d’entrer en contact avec un ancien collègue par exemple. Le problème est qu’il n’y a pas le moindre suivi du respect de ces réserves. 

En Europe, aucun pays n’encadre le lobbying de manière satisfaisante. La note moyenne européenne est de 31 %, celle de la France s’élève à 27 %, sachant qu’elle fait partie des sept pays européens qui ont une régulation du lobbying. Ce paradoxe montre bien qu’en France, cet encadrement est complètement inadapté et parcellaire, car il concerne uniquement l’Assemblée nationale et très peu le Sénat. 

En Slovénie, si des progrès sont encore possibles, la régulation a le mérite de s’appliquer à la fois aux décideurs publics, qui doivent déclarer leurs contacts avec des groupes d’intérêt, et aux lobbyistes, obligés de s’inscrire sur un registre. Nous avons aussi un registre en France, mais les lobbyistes ne sont pas forcés de s’y inscrire, ni les députés contraints de faire appel à des lobbyistes déclarés. En général, les lobbyistes ne sont pas opposés à cet enregistrement, mais ils n’y voient aucun intérêt. Ils sont même souvent favorables à un véritable contrôle. Le danger serait de considérer que, parce que des débuts de régulation ont été mis en place, le problème français est réglé. Une complète transparence est nécessaire pour qu’aucune suspicion ne détruise la confiance des citoyens et ne provoque des phénomènes comme le vote extrême ou l’abstention. 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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