La résurgence des frontières dans une optique sanitaire est-elle inédite ?

Non, c’est une pratique ancienne pour prévenir les épidémies. Pendant des siècles, les autorités des villes et des États ont pris des mesures de quarantaine au large des grands ports qui compensaient l’absence de moyens de dépistage. Les passagers et les équipages étaient confinés dans des lazarets… Régulièrement, les pays fermaient leurs frontières. Le 3 mars 1822, la France coupait toutes ses voies de communication avec l’Espagne pour éviter la propagation de la fièvre jaune. On a fait de même en 1919 pour tenter de lutter contre la grippe dite espagnole. Je rappelle qu’au large de New York, sur l’île d’Ellis Island, il y avait une zone de tri – autrement dit une frontière sanitaire.

Les frontières, visibles ou pas, ont toujours eu une fonction prophylactique. La fonction première d’une frontière, c’est de protéger. C’est la ligne de front. Aujourd’hui, au temps de la mondialisation, l’équation est subtile : les États ont besoin des flux de population pour permettre à l’économie de prospérer tout en ayant pour mission impérative de les contrôler. La mise en place de dispositifs de sécurité renforcés remonte à l’après-11 septembre 2001. Dès que l’on procédera au déconfinement, il est clair que l’on prendra la température des passagers dans les aéroports. Il y aura d’autres contrôles sanitaires : vous devrez probablement présenter votre passeport, un visa et un certificat médical de moins d’une semaine montrant que vous n’êtes pas porteur de tel ou tel virus. Je me rappelle du reste que lorsque nous étions jeunes, nous étions tenus de voyager avec un petit carnet jaune de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui indiquait nos vaccinations et les dates des rappels.

Quelle est la géographie du Covid-19 ?

Le virus est parti de la région du Hubei, il est passé en Thaïlande puis en Corée du Sud et à Singapour. Il a atteint l’Italie et a essaimé en Europe. Par ailleurs, il est arrivé aux États-Unis par l’ouest. Mais la géographie de sa diffusion compte moins que la rapidité de sa propagation, qui tient à l’importance de la ville de Wuhan et de sa région. Les pandémies suivaient autrefois les routes commerciales maritimes et les grands axes de pèlerinage. Aujourd’hui, nous sommes dans une configuration où les flux empruntent essentiellement la voie aérienne. En 2018, on a dénombré 4,3 milliards de passagers aériens. En vingt-cinq ans, ce nombre a triplé et c’est particulièrement frappant en Chine où le trafic aérien a été multiplié par sept en quinze ans. Ces chiffres illustrent l’accélération de la mondialisation, avec tous ses risques.

Pouvez-vous préciser le rôle stratégique de Wuhan ?

Les Français connaissent mal la Chine en dehors de Pékin et de Shanghai ; ils devraient connaître Wuhan à laquelle nous sommes fortement liés depuis 1992 et l’implantation de PSA dans la ville. Wuhan est une mégalopole de 11 millions d’habitants dans une province qui en compte 60. C’est le carrefour de la Chine centrale entre le nord et le sud. La ville est devenue industrielle à l’époque de Mao pour des raisons géopolitiques. C’est ce que les Chinois ont appelé la stratégie du troisième front : sur le front nord, Pékin pouvait redouter une attaque soviétique ; sur le front est, une attaque maritime des États-Unis.

Il y a donc eu une volonté d’implanter une ville puissante en retrait de ces fronts. C’est devenu une ville extrêmement importante dans les secteurs de l’industrie, de l’éducation avec 1,4 million d’étudiants qui viennent de toute la Chine centrale, mais aussi de la recherche avec un laboratoire biologique P4 spécialisé dans l’étude des pathogènes. C’est en outre la base nationale de cybersécurité. Le « petit » aéroport de Wuhan, c’est 20 millions de passagers, c’est-à-dire le tiers de Roissy…

Pourquoi les États-Unis sont-ils touchés assez massivement en dépit de la fermeture de leurs frontières aux vols venant de Chine ?

Dès le troisième rapport de situation de l’OMS, le 23 janvier, on signale un premier cas dans la région de Seattle, le grand port de la côte ouest américaine qui réceptionne les conteneurs en provenance du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine. Le virus est donc passé assez rapidement aux États-Unis. Ce qui est frappant, c’est que l’administration Trump ne prend qu’une mesure de quarantaine, le 31 janvier, qui vise uniquement les voyageurs arrivant directement de Wuhan. Or, il y a 5 millions de personnes qui ont quitté la ville avant le confinement ! Je rappelle que les mesures d’interdiction d’atterrissage de vols en provenance de Chine, d’Iran ou de l’Union européenne prises par Trump ne datent que du 13 mars… Donc la diffusion du Covid-19 aux États-Unis est liée au fait que Trump a complètement sous-estimé l’importance de cette épidémie. Il est allé jusqu’à déclarer que ce virus était « un canular démocrate » !

Le biais idéologique, la campagne électorale, la paranoïa du président sont autant de facteurs qui expliquent la situation américaine. Sans compter un système de soins défaillant : le coût d’une journée à l’hôpital est de 4 300 dollars et les moins favorisés n’y vont pas.

Que nous dit de l’Europe la diffusion du Covid-19 ? Révèle-t-elle de nouveaux clivages entre le Sud et le Nord ? Entre l’Est et l’Ouest ?

Le clivage principal n’est ni Nord-Sud ni Est-Ouest, il se situe entre l’Europe des hautes densités démographiques et le reste des terres. L’Europe des hautes densités part de la Lombardie et de la Vénétie jusqu’à la Rhénanie-Palatinat en passant par la Bavière, le Bade-Wurtemberg, la Suisse et le Grand Est français, auxquels il faut ajouter l’Île-de-France et la Belgique. C’est là qu’on trouve 20 % de la population européenne, plus de 400 habitants au kilomètre carré. C’est dans cette Europe-là que tout s’est transmis parce que c’est là que les circulations sont les plus fortes. L’exception espagnole s’explique en partie par le déplacement de 3 000 supporters du club de football de Valence à Milan le 19 février, par les flux touristiques allemands aux îles Canaries et par quelques grandes manifestations séparatistes en Catalogne.

L’importance accrue de notions comme la sécurité sanitaire, la souveraineté en matière de médicaments et d’équipements, dessine-t-elle une nouvelle carte des priorités ?

Il est clair que nous avons une autonomie à reconquérir. C’est vrai en matière de médicaments, dans bien des domaines de la biologie. Nous avons fait preuve d’une grande naïveté… La réflexion doit porter sur cette dépendance à l’égard de la Chine qui est le fait de toutes les grandes entreprises occidentales. Cela me fait penser à la phrase fameuse attribuée à Lénine : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons. » Nous redécouvrons le rôle central de l’industrie dans la puissance économique d’un pays. Or, depuis longtemps, comme Jean-Pierre Chevènement, je constate, pour le déplorer, que nous avons liquidé notre industrie. On a voulu nous faire rêver d’un monde « sans usines ». Il n’est pas normal que certaines pièces du char Leclerc – un outil de souveraineté – soient fabriquées en Chine, comme l’a noté le délégué général de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Il y a là aussi quelque chose qui ne va pas. Un autre point sur la nouvelle carte de nos priorités serait de donner un rôle accru aux échelles de décisions. L’une des forces de l’Allemagne, c’est l’autonomie des Länder. On parle du retour de l’État, mais je crois qu’il ne faut pas négliger le retour aux échelles locales et régionales.

De nouvelles frontières, symboliques ou non, sont-elles en train d’apparaître ? Le haut niveau de santé publique ne va-t-il pas devenir un critère majeur d’appréciation ?

Nous vivons dans des sociétés où les gens sont beaucoup mieux informés et où la valeur de la vie humaine a augmenté. Ce qui va faire la différence entre les États, ce n’est donc pas seulement les équipements hospitaliers, le nombre de lits par habitant, les réserves stratégiques de masques et de médicaments, mais la capacité d’anticiper et d’entretenir la résilience de la société. Le mot clé, ce sera la résilience. C’est un concept qui vient de l’écologie et qui désigne la capacité de résistance des plantes. La résilience, c’est donc notre faculté à répondre à ce que les militaires appellent les surprises stratégiques.

Il se trouve que les pandémies étaient parfaitement anticipées dans tous les livres blancs de la défense et de la sécurité nationale, mais de manière abstraite. Nous avons un État fort, mais un problème de coordination ministérielle. Nous sommes dans des logiques de silos, de corporations. La réaction rapide de certains pays d’Asie du Sud-Est s’explique par leur expérience des crises épidémiques antérieures. Ils avaient accumulé un savoir-faire avec le SRAS en 2002-2003, la grippe H1N1 de 2009.

Cette pandémie renforce-t-elle l’extrême droite, qui demande depuis longtemps la fermeture des frontières, ou donne-t-elle le point à ceux qui rêvent d’un gouvernement mondial ?

On reproche toujours au pouvoir, de manière un peu magique, de ne pas avoir prévu les crises. C’est classique. Et pour le reste, chacun pousse son agenda. La posture de l’extrême droite est une incantation qui n’a pas de valeur pratique. En réalité, elle est dirigée contre les flux migratoires. Elle s’appuie sur une mystique des frontières, un culte présenté comme une réponse à tout. Je veux seulement souligner que la frontière appartient à une catégorie générale : celle des limites. Et nous vivons dans un monde où toute notion de limite, quel que soit le domaine, est bannie ou récusée. Pour une partie de l’opinion, cette perte des limites morales traditionnelles, religieuses, symboliques, territoriales, crée un furieux besoin de murs. Donc la rhétorique murale de l’extrême droite rencontre un écho.

Quant au gouvernement mondial, cela ne marche que s’il y a un leader. Les États-Unis ont renoncé. C’est maintenant la Chine qui occupe le terrain. On le voit à l’OMS et dans d’autres instances onusiennes. Avec l’OMS, la Chine, foyer du virus, cherche à nous faire admettre le chiffre de 3 342 morts du Covid-19 pour une population de 1,4 milliard d’habitants. Cherchez l’erreur ! Comme nous avons besoin des masques chinois, on n’en parle pas. Tout cela n’est pas sérieux, et les déclarations du président de l’OMS, un Éthiopien élu avec l’appui de la Chine, laissent rêveur.

Un gouvernement mondial est une utopie inutile. Ce qui est requis à l’échelle du globe est la circulation des acquis de la recherche scientifique et des vaccins, quand ils seront mis au point.  

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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