On insiste souvent sur la difficulté de se déplacer en Amazonie, hormis en utilisant les cours d’eau. Mais tous ceux qui ont un peu l’expérience de la forêt savent qu’il s’agit d’un mythe. La forêt amazonienne n’est pas spécialement difficile à parcourir, et le plus souvent elle l’est beaucoup moins que les taillis ou les garrigues qu’on trouve près de chez nous. Sous les arbres et par manque de lumière, le sous-bois est plutôt clair. Certes, les arbres tombés créent des zones dans lesquelles la lumière parvenant au sol permet aux lianes et aux arbustes d’envahir l’espace, s’entrelaçant avec une densité difficilement pénétrable, sinon au prix d’heures à tailler à la machette – toujours une mauvaise idée… Qu’à cela ne tienne, il suffit de contourner ! Le déplacement en forêt devient alors un jeu d’énigme dans lequel on cherche la porte de sortie du labyrinthe. En l’absence de perspective – les points hauts sont rares et les points de repère (montagne, vallée, soleil) cachés par la canopée –, il est compliqué de s’orienter. Il faut mémoriser le trajet, se souvenir des cours d’eau traversés et de leur sens, des arbres et de leur densité, voire laisser quelques jalons, comme des plantes brisées ou nouées. Les chasseurs qui parcourent quotidiennement des territoires amazoniens retrouvent très bien leur chemin.

S’il est un élément qui limite vraiment les longs trajets à pied en Amazonie, c’est la capacité d’emport. On est toujours bridé par la quantité de nourriture qu’on peut emporter avec soi. On peut chasser et pêcher, cueillir des fruits, mais cela prend du temps et impose d’avoir une bonne connaissance du milieu. Lorsqu’ils se déplaçaient encore vers des villages distants pour des fêtes ou des échanges, les Amérindiens pouvaient passer des semaines ou des mois en route, avec des haltes de plusieurs jours afin de rassembler assez de poisson ou de viande boucanés pour l’étape suivante. C’est souvent en suivant ces expéditions que les explorateurs de jadis ont pu découvrir l’intérieur de l’Amazonie. Leurs récits en font une expérience héroïque lors de laquelle ils devaient s’ouvrir un chemin à la machette, mais ils se déplaçaient en fait en compagnie des femmes, des enfants et des nourrissons sur des parcours bien connus des populations locales… Ils utilisaient aussi les villages amérindiens comme des points d’appui pour trouver du ravitaillement, et c’est la disparition de ces villages, souvent liée au contact avec les Européens et aux maladies transmises par ces derniers, qui a rendu une grande partie de l’Amazonie « inaccessible ».

Autre exagération : le caractère extrême et l’insalubrité supposée du « grand bois », comme on l’appelait au XVIIIe siècle. Il y fait humide, certes, mais l’Amazonie est globalement plus saine que beaucoup d’autres régions tropicales. Le paludisme qui y sévit est apporté par ceux qui la traversent : dans les zones isolées, des moustiques sains piquent des humains sains et tout se passe bien. La chaleur et l’humidité favorisent les parasites, mais les régions tempérées ne sont pas avares non plus de tiques, puces et autres punaises (plus nombreuses dans les hôtels de New York que sous les frondaisons amazoniennes). La plupart des infections reculent face à du savon et une bonne hygiène corporelle. Le bain quotidien des Amérindiens leur permet de lutter contre les parasites et les maladies de peau. Serpents, scorpions et autres bestioles venimeuses redoutées fuient les humains (aucun intérêt à dépenser un précieux venin pour des créatures qu’elles sont sûres de ne pas manger). En ce qui me concerne, je reconnais entre cinq et dix espèces de fourmis en fonction de leur morsure et des dégâts : brûlure, douleur, démangeaison… Le risque d’accident existe : on peut s’asseoir sur un tronc sans s’apercevoir qu’un serpent y a pris place et un scorpion peut se glisser dans une chemise qui tente de sécher pendant la nuit. Mais c’est rare !

La forêt offre son ombre fraîche quand le soleil équatorial frappe fort et on y a rarement froid. Les vêtements de pluie sont inutiles : en quelques minutes, une veste imperméable se transforme en sauna et on est aussi trempé que sous la plus forte des averses, le confort en moins. Parfois, la nuit, des courants d’air frais surprennent le débutant. Mais pas besoin d’un sac de couchage de compétition, un drap épais peut suffire. Les couvertures des compagnies aériennes, légères et relativement chaudes, sont idéales pour les nuits dans la jungle !

Malgré les chiffres vertigineux de la biodiversité, l’un des plus grands dangers dans la forêt, c’est… l’ennui. Les animaux se laissent difficilement apercevoir, les troncs donnent une impression de gris-marron à l’infini, tranchant peu avec le marron du sol (le vert, c’est surtout la canopée), si bien qu’au bout de quelques jours on a l’impression d’une répétition constante. Associée au manque de lumière, cette impression peut créer une sorte de déprime, d’apathie. En ce cas, la seule solution est de chercher une rivière et de monter un bivouac à proximité d’une cascade ou de rochers exposés au soleil. Cela étant, plusieurs jours de crachin breton peuvent provoquer les mêmes symptômes…

Finalement, qu’est-ce qui fait que l’Amazonie nous paraît si extrême ? C’est sans doute que nous la regardons avec un filtre culturel, largement entretenu depuis la découverte de ce territoire : la « forêt vierge », « l’enfer vert »… Nous entretenons une fascination pour ceux qui osent s’y confronter, les « explorateurs » ou les « aventuriers ». En contrepartie, nous naturalisons ceux qui y vivent. On a longtemps considéré que les Amérindiens n’avaient pas développé de civilisation, au mépris de tous les indices que l’archéologie est en train de dévoiler.

Pourquoi toujours postuler que la forêt imposerait une condition de « survie » quand certains y vivent tout simplement, et parfois plutôt convenablement ? Pourquoi penser que subvenir à ses besoins en forêt est une tâche impossible si l’on n’est pas Amérindien ? Quel urbain pourrait arracher par lui-même sa subsistance de la terre de la Beauce ? Finalement, si nous avons tant besoin de la considérer comme inaccessible, c’est sans doute parce que l’Amazonie joue un rôle dans la mythologie fondatrice de nos sociétés occidentales. Nous considérant comme un extrême de civilisation – en bien ou en mal –, nous la regardons comme le pôle opposé, l’extrême nature – là encore déclinée en positif (l’Éden perdu) ou en négatif (l’enfer vert). L’impénétrabilité de la forêt et son mystère parlent surtout de notre propre éloignement de tout milieu naturel. Pour beaucoup d’habitants de la forêt, les grandes métropoles sont un environnement bien plus extrême, menaçant et mystérieux, que le « grand bois » et ses rivières. 

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