Comment s’est déroulée votre rencontre avec l’Amazonie ? 

C’était en 1999, je vivais un deuil difficile et m’étais expatriée à Londres, où je travaillais pour le BBC World Service. Lors d’une exposition autour de l’Amazonie, un artiste amérindien m’a parlé d’un son qui, chanté, était censé apaiser la douleur et rééquilibrer les énergies du corps. Selon lui, les curanderos, guérisseurs d’Amazonie, étaient capables de l’émettre après avoir ingéré certaines plantes. En tant que musicienne, ça m’intéressait. La productrice pour laquelle je travaillais m’a proposé d’y consacrer un reportage. Je suis partie dans la jungle. J’avais la trouille, surtout quand j’ai appris que je devais ingérer un breuvage psychoactif appelé ayahuasca. 

Que représente l’ayahuasca pour les peuples indigènes ? 

L’ayahuasca est d’abord une liane considérée comme une « plante maîtresse », ce qui signifie qu’elle enseigne à celui qui l’ingère, tout en l’ouvrant à d’éventuels effets curatifs. Selon les peuples d’Amazonie, tout végétal ou animal est associé à un « esprit » – un double immatériel, dans le vocabulaire des anthropologues – auquel les humains peuvent s’adresser pour répondre aux questions non résolues par notre intellect. Ces questions peuvent concerner l’avenir de la tribu ou la santé de l’un de ses membres, par exemple. C’est à travers la transe, un état de conscience modifié changeant notre perception de la réalité, que l’on peut communiquer avec ce double immatériel et en obtenir des réponses utiles à la communauté. Toutes les populations dans le monde ont, à un moment de leur histoire, développé un accès à la transe. Le breuvage utilisé en Amazonie pour accéder à cet état est une décoction associant la liane d’ayahuasca à la plante chacruna. Mais ce trésor ancestral risque de disparaître.

Pour quelle raison ? 

Les peuples d’Amazonie ont dû faire face à l’arrivée des missionnaires envoyés en Amazonie dans le but de les évangéliser. Beaucoup ont été convaincus que l’état de transe, au travers de l’utilisation d’ayahuasca, était une manifestation du diable. Pour le peuple Surui, en Amazonie brésilienne, par exemple, le breuvage n’est plus utilisé que pour ses effets purgatifs, et une maloca – une maison communautaire du village – sert désormais de chapelle. Leur chef, Almir Narayamoga Surui a travaillé à la reconstitution des traditions ancestrales, mais le peuple est peu à l’écoute. En 2011, il m’a demandé de faire une transe devant les membres de sa communauté pour leur faire comprendre qu’ils avaient perdu une part essentielle de leur culture. J’ai donc fait une transe auto-induite, sans ayahuasca. Au moment où j’ai rouvert les yeux, ils étaient presque tous partis. Je leur avais fait peur ! Mais je ne suis pas venue pour rien : après mon passage, le curandero de la communauté, qui avait renoncé à transmettre le savoir ancestral lié à l’ayahuasca a désigné un successeur.

L’ayahuasca effraie visiblement moins les Occidentaux que les Surui. En Amazonie, un tourisme de masse s’est développé autour de ce breuvage hallucinogène…

C’est devenu une véritable foire ! Aujourd’hui, on peut en consommer dans les bars d’Iquitos comme on fait un tour de manège, à l’occidentale. Les accidents, parfois mortels, se multiplient à cause des conditions dans lesquelles le breuvage est consommé, dont le non-respect de la préparation physique et de la diète – un régime sans sel et quasiment végétarien – requise avant l’ingestion du breuvage. Les véritables curanderos respectent toujours cette préparation et je tiens à dire que, bien utilisée et encadrée, l’expérience de l’ayahuasca peut se faire sans danger. Malheureusement, des charlatans bernent des touristes en recherche d’expériences spirituelles, avec des conséquences sur le cerveau parfois terribles. Sans préparation et sans informations sur vos antécédents psychologiques ou psychiatriques, ces charlatans vous exposent à un risque de décompensation psychotique. Le pire est la vente d’ayahuasca sur le Net. Pour répondre à une demande exponentielle, des gens irresponsables coupent parfois le breuvage avec de la mort-aux-rats, qui aurait aussi, semble-t-il, des effets hallucinogènes. Sébastien Baud, un ami anthropologue et spécialiste de l’Amazonie, m’a fait part du chiffre alarmant d’un mort tous les six mois à cause de ces dérives.

Depuis douze ans, vous travaillez avec des neuroscientifiques internationaux pour comprendre les mécanismes de la transe. Qu’espérez-vous trouver ? 

Ces recherches ont montré que la transe est un état potentiel du cerveau. Chacun de nous peut donc y accéder, avec plus ou moins de facilité. À partir de là, nous avons mis au point une méthode pour l’induire par la seule volonté. Plus de cinq cents personnes l’ont déjà testée et 90 % ont vécu une expérience de transe. Nous travaillons actuellement avec l’équipe de Steven Laureys, au CHU de Liège, pour comprendre les mécanismes cérébraux liés à cet état que nous appelons désormais « transe cognitive ». La prochaine étape sera d’en découvrir les applications thérapeutiques. Nous venons de déposer les statuts de la fondation TranceScience, dont l’objectif sera d’étudier la transe cognitive à la lumière des neurosciences. Le comité scientifique réunit déjà une douzaine de chercheurs, dont Francis Taulelle, Steven Laureys au CHU de Liège, ou encore Edward Frenkel, à l’UC Berkeley. On avance enfin ! 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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