Dans la nuit du 13 au 14 juin 2023, le naufrage d’un chalutier au large de la Grèce a fait des dizaines, peut-être des centaines de victimes. Ce naufrage est-il singulier ou terriblement banal ?

C’est la banalité d’une tragédie sans fin. On a désormais dépassé le chiffre de 27 000 morts depuis 2014 sur l’ensemble de la Méditerranée. Et l’Organisation internationale pour les migrations considère que l’année 2023 est la pire depuis 2017, avec déjà plus de 1 000 morts en Méditerranée centrale, c’est-à-dire entre l’Italie et la Libye.

La spécificité de ce naufrage, c’est peut-être son ampleur : des dizaines de corps récupérés, et des centaines de disparus. Mais ce n’est pas nouveau. Pensons seulement au livre de Cristina Cattaneo, Naufragés sans visage (Albin Michel, 2019), sur le naufrage d’une embarcation très similaire au large de la Libye le 18 avril 2015. À l’époque, on avait estimé à 800 le nombre des victimes. Puis les autorités ont découvert qu’il y avait beaucoup plus de 1 000 personnes à bord. On pense aussi à cette embarcation pneumatique qui, le 22 avril 2021, avait appelé à l’aide pendant des heures avant que l’Ocean Viking, le navire de SOS Méditerranée, ne parvienne à les rejoindre. Lorsque nous sommes arrivés, ce n’était plus qu’une épave, entourée de corps. Il y a eu 130 victimes. Nous nous souvenons de toutes ces dates, de toutes ces catastrophes, et elles se poursuivent. L’une de nos missions, à SOS Méditerranée, c’est aussi le témoignage. Nous essayons donc de recueillir l’histoire de toutes ces victimes qui ont traversé la Méditerranée dans des conditions terribles, et de nous souvenir de tous ceux qui ont appelé à l’aide aux portes de l’Europe et que nous n’avons pas été capables de sauver.

Cet épisode est-il emblématique de la situation actuelle en Méditerranée ?

D’après les chiffres de Frontex, on constate une énorme augmentation du nombre de traversées, notamment depuis la Libye et la Tunisie. Pourquoi ? Selon les témoignages que nous avons, tous préfèrent « mourir en Méditerranée plutôt qu’en Libye ». Les conditions de vie dans les centres de détention sont inhumaines. Les gens y sont torturés, violés. On envoie les images à leur famille pour extorquer des rançons. Ce sont des lieux de trafic d’êtres humains, un trafic extrêmement développé et lucratif dans ce pays où l’État est défaillant. Ces vers de la poétesse anglo-somalienne Warsan Shire me hantent : « Personne ne pousse ses enfants sur un bateau / À moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre ferme. » Ces personnes n’ont plus le choix.

Faut-il s’attendre à un accroissement des départs et, hélas, des naufrages dans les semaines estivales à venir ?

C’est certain. Les départs sont toujours conditionnés à la météo, contrairement à ce que prétendent les détracteurs des ONG, qui leur reprochent de créer un « appel d’air ». Des études menées sur plusieurs années démontrent toutefois qu’il n’y a aucune corrélation entre la présence des navires des ONG et le nombre de départs. De fait, la raison principale, c’est la météo, le beau temps. Dès qu’une fenêtre se présente, les passeurs poussent les personnes à prendre la mer, sans s’inquiéter de savoir si les conditions vont se détériorer par la suite.

Le passage est-il devenu encore plus dangereux au fil du temps ?

La traversée de la Méditerranée à partir de la Libye est très dangereuse parce qu’elle est longue, et parce que le trafic d’êtres humains qui s’y déroule n’a aucune considération pour la vie humaine. Voyez la manière dont les gens étaient entassés sur cette embarcation qui vient de couler au large de la Grèce. Ces êtres humains sont traités avec une inhumanité totale. Des rescapés nous ont raconté que les passeurs leur avaient fait croire que l’Italie n’était pas loin, pointant du doigt les lumières de plateformes de forage.

« Ces êtres humains sont traités avec une inhumanité totale. Des rescapés nous ont raconté que les passeurs leur avaient fait croire que l’Italie n’était pas loin, pointant du doigt les lumières de plateformes de forage »

On a aussi compris que plus on mettait de barrières, de murs, et plus les personnes prenaient toujours davantage à l’ouest, maintenant que le Pas-de-Calais est très surveillé. Or l’ouest est beaucoup plus dangereux en termes de traversée. C’est la même chose en Méditerranée. Il semblerait que de plus en plus d’embarcations partent de l’est de la Libye, où la surveillance des gardes-côtes est sûrement moindre, mais où le trajet s’avère très dangereux. Le danger n’arrête pas les humains, et vous aurez toujours des passeurs qui profiteront de la détresse humaine.

 

Quelle est la responsabilité des institutions européennes ?

Je me souviens d’une couverture de The Economist qui, en 2015, montrait une embarcation pneumatique dégonflée avec le titre : « Les boat people, la honte morale et politique de l’Europe ». Il y avait eu une prise de conscience à l’époque, avec l’opération italienne Mare Nostrum en 2014, et les différentes opérations européennes comme Triton et Sophia. SOS Méditerranée a même reçu le grand prix de l’Unesco en 2017, et la bonne coordination avec les gardes-côtes italiens a permis de sauver des milliers de personnes ! Puis c’est le dérapage. En 2018, la vaste zone de recherche et de sauvetage dans la Méditerranée centrale, qui était historiquement attribuée à l’Italie, a été transférée aux autorités libyennes. Depuis ce moment, plus rien ne fonctionne. L’État libyen, n’étant pas stable, n’est pas en mesure d’assurer la coordination nécessaire à toute opération de sauvetage. L’Europe, elle, a retiré progressivement tous ses moyens maritimes de la zone. Il n’y a plus aucun navire Frontex en Méditerranée centrale. Seuls quelques avions Frontex la survolent encore.

Les conditions d’intervention des sauveteurs en mer comme SOS Méditerranée se sont-elles dégradées ?

Avec la montée du populisme en Europe et la confusion entre nos activités de sauvetage et les discours sur l’immigration, nous avons en effet toujours plus d’obstacles. Progressivement, les ONG sont criminalisées. Nous avons de plus en plus de difficultés à faire notre travail, notamment depuis que des décrets italiens entravent notre action, comme ça avait été le cas pour l’Aquarius en 2018, bloqué en mer une semaine avec plus de 600 personnes à bord sans pouvoir accoster. Les contrôles dans les ports sont de plus en plus stricts et sont parfois accompagnés de détentions. Un nouveau décret italien nous impose de quitter la zone dès que nous avons réalisé un sauvetage, ce qui limite encore plus nos opérations. Et depuis peu, on nous indique des « lieux sûrs de débarquement » très au nord de l’Italie, ce qui nous prend plusieurs jours de navigation, des jours qui auraient pu être consacrés à d’autres sauvetages. En novembre 2022, l’Ocean Viking a erré pendant trois semaines avant d’être autorisé à débarquer à Toulon ! Vingt et un jours en mer, avec à notre bord 234 personnes, traumatisées, souvent malades, souffrant du froid et de l’humidité, sans compter les traumatismes déjà endurés. Vingt et un jours aux portes de l’Europe, avant qu’un pays ne nous accepte.

Pourtant, il y a des obligations, un cadre juridique…

En effet, tout capitaine de navire a le devoir de répondre aux appels de détresse, dans la mesure où ça ne met pas en danger son propre navire, sous peine de prison et d’amende. Le code des transports français précise même que le capitaine se doit d’aider « toute personne, même ennemie », ce qui atteste bien – et heureusement – qu’on accorde de la valeur à la vie humaine.

« L’Europe a les moyens financiers de sauver des vies, mais, aujourd’hui, ce sont les ONG qui, tant bien que mal, font le travail des États européens »

Ensuite, il y a une responsabilité au niveau des États côtiers qui bordent les zones de sauvetage et de recherche. Ceux-ci doivent se doter de centres de coordination et sont obligés de désigner le plus rapidement possible aux navires un lieu sûr de débarquement, où les personnes secourues peuvent être prises en charge, dans le respect de leurs droits fondamentaux. C’est un système qui, normalement, fonctionne très bien. C’est le cas dans la Manche, par exemple. Mais, en Méditerranée centrale, cela ne fonctionne pas.

Que faire pour éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise ?

La solution que nous réclamons depuis longtemps, c’est que l’Europe mette en place les moyens de sauvetage suffisants, à l’image de Mare Nostrum il y a quelques années. L’Europe a les moyens financiers de sauver des vies, mais, aujourd’hui, ce sont les ONG qui, tant bien que mal, font le travail des États européens. Nous demandons également une solidarité envers les pays de première arrivée, comme l’Italie et Malte, et les autres, pour que les personnes rescapées soient réparties équitablement entre les pays européens. Je le répète : le sauvetage en mer est un sujet européen, et non national.

Ensuite, nous demandons une meilleure coordination entre les différents organismes. Aujourd’hui, quand les avions Frontex détectent une embarcation, ils informent les autorités libyennes, italiennes et maltaises, mais nous ne sommes que rarement prévenus, et souvent trop tard. Nos sauvetages, nous les faisons grâce à Alarm Phone, un numéro d’alerte tenu par des activistes, par veille visuelle ou grâce aux alertes de pilotes d’avion volontaires. Nous avons besoin que tous les moyens et toutes les informations soient mis à disposition.

Avez-vous le sentiment que l’opinion publique se désintéresse de cette question et que la pression sur les gouvernements faiblit ?

Je serais plus nuancé. En effet, on a beaucoup parlé de sujets nationaux récemment, et on a tendance à mélanger les questions de sauvetage en mer avec des discours politiques sur l’immigration. Il y a beaucoup d’inexactitudes et d’arguments erronés. Au fond, peu de gens connaissent la réalité de ce qui se passe en Méditerranée, et il y a un manque de courage pour prendre le sujet à bras-le-corps. J’aimerais bien que certains responsables politiques voient les photos de ces personnes en détresse, écoutent leurs témoignages et leurs pleurs. Je pense qu’ils n’y seraient pas insensibles. C’est pour cela que nous prenons notre rôle de témoignage à cœur.

Mais la solidarité existe. De nombreux citoyens et citoyennes s’engagent dans l’accueil, dans l’alphabétisation… À SOS Méditerranée, 90 % de nos soutiens – parce que les sauvetages coûtent très cher, 24 000 euros par jour – proviennent de fonds privés ! Sans la mobilisation citoyenne, il n’y aurait pas autant de sauvetages. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & LOU HÉLIOT

 

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