L’image, un peu floue, a été prise quelques heures avant le drame. On y voit un bateau de pêche bleu bondé de monde. On devine la rouille, le temps qui a laissé des traces. Quelques taches de couleurs, des bras qui se lèvent.

Et puis le drame, dans la nuit. Les chiffres qui donnent le tournis : 750 passagers à bord, femmes et enfants enfermés dans la cale du navire, six jours déjà qu’ils voyagent. C’est plus long que les trajets « habituels ». Plus long, parce qu’il a fallu s’adapter à la situation.

« Partir en mer » : quelle drôle de phrase lorsqu’il s’agit d’évoquer le drame qui vient d’avoir lieu

C’est une équation qu’on ne sait résoudre.  Un trajet plus court, c’est moins de temps en mer, moins de vivres et d’eau à emporter, moins de chances de mourir de faim, de voir le bateau couler, mais la mer est quadrillée, patrouillée, et il y a plus de risques d’être arrêtés. Le trajet plus long, qui n’était que peu exploité jusqu’à ces dernières années, est plus ardu, les vivres manqueront, il y aura plus de nuits en mer. La Grèce ? L’Italie ? Quelles côtes ?

Oui, l’équation est difficile, ardue, insoluble.

Ils sont arrivés de plusieurs pays, ont transité par un hangar de fortune en Égypte, avant de partir en mer. « Partir en mer » : quelle drôle de phrase lorsqu’il s’agit d’évoquer le drame qui vient d’avoir lieu, au large des côtes grecques du Péloponnèse où un bateau a échoué dans la nuit du 13 au 14 juin. Partir en mer, non, ils ne sont pas partis en mer, ils ne partent pas à l’aventure, ils tentent l’impossible, ils suffoquaient, ils ont cherché à respirer.

Il faut imaginer la folie, le courage, la détermination, le désespoir qui animent ces hommes et ces femmes, ces adolescents, ces enfants, pour tout quitter, tout risquer, tout abandonner, pour embarquer ainsi, braver les éléments, garder au fond de soi un peu d’espoir, se dire qu’il faut croire au moins un peu, qu’ils ne seront pas du mauvais côté de la statistique, que le coup de fil que recevront leurs proches dans quelques jours, c’est eux qui le passeront depuis cet ailleurs où ils n’ont jamais mis les pieds, pas un policier, pas un garde-côte, pas un membre d’une association.

À Kalamata, la centaine de survivants attendent. Ils sont pour certains en hypothermie. Ils veulent un miracle. Ils espèrent que cette mer, un étroit bandeau sur les cartes de géographie que les enfants crayonnent de bleu à l’école, leur rendra leurs camarades de fortune, que, par un concours de circonstances improbable, les femmes et les enfants présents dans les cales arrivent sur les côtes en vie.

Ce naufrage, c’est l’échec de notre civilisation, c’est l’échec de notre capacité à penser le monde différemment, à voir les frontières autrement que par le prisme sécuritaire et politique

La folie, le courage, la détermination, le désespoir. Parmi les personnages de fiction les plus importants, ils sont nombreux à tout risquer ainsi, à repousser les limites humaines, pour sauver leurs enfants ou se sauver eux-mêmes, de la guerre, de la faim, de la pauvreté. À tenter l’impossible pour changer de vie, pour aller au bout d’un rêve, d’une possibilité, d’un espoir. Les personnages de fiction qui font ce choix font partie des classiques de la littérature, du cinéma, du théâtre, de la musique... À eux, il est permis de se sauver, on saluera toujours leur folie, leur courage, leur détermination, et on compatira à leur désespoir.

Aux vraies gens, non.

Ce naufrage, c’est l’échec de notre civilisation, c’est l’échec de notre capacité à penser le monde différemment, à voir les frontières autrement que par le prisme sécuritaire et politique. Ce naufrage, il doit nous hanter, parce que ce serait là, la preuve que nous n’avons pas perdu toute humanité. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !