Jour de deuil
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Il y a dix-huit mois, le 15 décembre 2021, nous avions terminé l’année en posant cette question dérangeante : « Migrants, sommes-nous encore humains ? » (le 1 hebdo, no 377). Quelques semaines plus tôt, une embarcation de malheur avait chaviré dans la Manche, et malgré les appels désespérés des futures victimes avec leurs portables, les autorités britanniques et françaises s’étaient renvoyé la balle dans un dialogue sans issue, pour des questions de frontières maritimes aussi invisibles que la compassion des soi-disant sauveteurs. Vingt-sept migrants avaient trouvé la mort, un chiffre qui renvoyait au nombre d’États fermés d’une Union européenne érigée en forteresse d’indifférence et de non-accueil. Depuis ce drame qui fit couler beaucoup d’encre, suscita émotion et stupeur jusqu’au sommet du pouvoir – on se noyait donc dans la Manche ? –, les conditions de traversée du Sud vers le Nord, principalement de la Méditerranée centrale vers l’Europe, se sont redoutablement durcies. La surveillance des côtes libyennes, italiennes mais aussi grecques, est devenue si sévère que les candidats à la traversée sont jetés plus fatalement encore dans les rets de passeurs mafieux. Lesquels les engagent sur les voies maritimes les plus dangereuses, à bord d’embarcations pourries ou vétustes.
Tragédie après tragédie, nous faisons le deuil de notre humanité.
Le drame survenu la semaine dernière au large du Péloponnèse, dont les victimes devraient se compter par centaines, est un nouveau signe de cette aggravation. Un chalutier surchargé, des passagers sans gilets de sauvetage et, une fois encore, des appels de détresse tenus pour nuls et non avenus. Jusqu’à laisser entendre que ces malheureux auraient même refusé d’être secourus… En décrétant trois jours de deuil national, la Grèce a manifesté son émotion et son indignation. Mais que signifie ce deuil pour nous, Européens, sinon la marque d’une impuissance faite de démissions, d’égoïsme, de cynisme et de fantasmes sur la dangerosité présumée de ces étrangers perçus comme autant de menaces pour notre niveau de vie ? Le démographe spécialiste des migrations François Héran, auteur d’Immigration, le grand déni au Seuil, a beau le répéter : ces afflux de population n’ont jamais mis en danger notre modèle social. Au contraire, comme le montre l’intégration de 1,1 million de migrants en Allemagne en 2015. Si les flux migratoires se sont intensifiés ces dernières années, leur interprétation relève plus souvent de craintes identitaires exacerbées par l’extrême droite (qui sait utiliser des crimes et délits mettant en cause des migrants, comme le drame récent d’Annecy) que d’une analyse objective de la situation. « La France, ajoute François Héran, n’a pris que très peu sa part dans l’accueil des populations venues du Sud. » En s’accordant le 8 juin sur une nouvelle réforme de la politique migratoire, les vingt-sept ministres européens de l’Intérieur ont montré une fois de plus leurs penchants restrictifs. Reste des morts en mer, si nombreux que le constat se pose : tragédie après tragédie, nous faisons le deuil de notre humanité.
« Plus on met de barrières, plus ces personnes risquent de dangers »
François Thomas
Selon François Thomas, capitaine de la marine marchande à la retraite et président de l’ONG SOS Méditerranée depuis 2019, les politiques migratoires visant à empêcher le passage de la Grande Bleue ne découragent pas les départs ; elles rendent simplement plus périlleuses et mortelles la traversée…
[Méditerranée]
Robert Solé
– Et ce naufrage en Méditerranée...
– Ne m’en parle pas. C’est un scandale, une abomination ! Laisser mourir comme ça, des hommes, des femmes, des enfants… Nos dirigeants devraient avoir honte.
Ce naufrage doit nous hanter
Kaouther Adimi
L’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, qui vit en France depuis une dizaine d’années, nous invite à prendre toute la mesure de cette nouvelle tragédie méditerranéenne. Car ce qui se joue dans la répétition de ces événements funestes n’est rien de moins que notre humanité.