– C’est l’arrivage ?

– Pêché du matin.

– Loin ?

– Devant Lesbos. Et juste en face, sur les côtes de Turquie. Il suffisait de se pencher pour les attraper.

– Vous avez quoi ?

– De tout.

– Mais encore ?

– Du meilleur et du tout-venant. Suivez-moi sous la tente, vous verrez mieux.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Du Malien. Bien conservé. La peau noire, ça protège les chairs.

– Et là ?

– Du Guinéen.

– Moins bon état, non ?

– Trop longtemps à croupir dans les camps de Libye. Coups de pied, coups de fouet, coups de bâton, coups de couteau. Viols. Sans compter les faux départs, les faux espoirs. La torture, parfois. Les simulacres d’exécution. Puis le voyage, trop long.

– Ça donne quoi ?

– Voyez vous-même. Peaux trouées, tuméfiées, éclatées, déchirées. Hématomes. Dents cassées. Chairs tapées de fruit trop mûr.

– Et celui-ci ? Petit calibre, on dirait.

– Origine indéterminée. Je dirais Sahel. Niger ou Burkina, par là. Un enfant. Onze, douze ans. Noyé en début de traversée. Il a avalé beaucoup d’eau. Je vais le laisser dégorger deux ou trois jours.

– Quoi d’autre ?

– Vous avez essayé le Yéménite ?

– Faites voir.

– Vous m’en direz des nouvelles.

– On croirait qu’il sort juste de l’eau.

– Il sort juste de l’eau.

– Dans cet état ?

– Très résistant, le Yéménite. Plus fin que la bonite, d’après les connaisseurs. Vous voulez essayer ?

– On verra. Et celui-là, sous la bâche kaki.

– Trop maigre.

– Je peux voir ? (expression d’effarement)

– Je vous avais prévenu. La peau sur les os, et encore. Regardez la tête de celui-là. Il a dû prendre un câble en acier dans la figure, avec sa lèvre arrachée, le frein coupé. On ne voit que ses dents. Pas facile à écouler. Ou alors au poids brisé.

– C’est quoi ?

– Je casse les prix quand la marchandise est trop abîmée. On fait ça pour les retours de pêche. Les plus pauvres guettent nos bateaux. On se débarrasse des moins bonnes pièces ou des corps démembrés, un bras par-ci, une jambe par-là, une tête quelquefois, quand les requins sont passés avant nous. Je trouve preneur pour ça. Comme pour les morts de froid.

– En Méditerranée ?

– L’hiver, l’eau peut être glacée. Surtout la nuit. L’organisme est tétanisé, les muscles se contractent. La peau, les chairs, tout devient dur. Difficile à préparer. Alors je brade. Au moins je suis débarrassé.

– Et sous le dais rouge, là-bas ?

– C’est autre chose. Déjà réservé.

– Morceaux de choix, on dirait.

– Pour le ministre. Il passe commande avant que je parte en mer. Et je lui mets de côté la marchandise dans le bateau. Livrée directement par mes soins.

– Au ministère ?

– Ça dépend si c’est officiel ou privé.

– Aujourd’hui, par exemple ?

– Il reçoit des huiles d’Espagne et de Hongrie. Et aussi le grand Turc, à ce que j’ai lu dans un journal. Un beau défilé d’horribles. On a directement fourni les cuisines du ministère.

– Ses goûts ?

– Les femmes et les enfants qui se sont débattus longtemps.

– Pourquoi ?

– Pour leur courage. Il veut manger leur courage. L’important, pour lui, c’est qu’ils aient lutté.

– Vous gagnez bien ?

– Il y a eu des années meilleures. Maintenant on vivote. La concurrence…

– Quelle concurrence ?

– La pêche industrielle.

– Vous parlez de quoi ?

– Les bateaux de l’Europe, les équipages de la bonne conscience, Aquarius et compagnie.

– Qu’est-ce qui vous dérange ?

– Ils les repêchent vivants. Ils prolongent leur calvaire. Si encore ils les rejetaient à l’eau… Heureusement, la plupart sont assez fous pour y retourner de leur propre chef sitôt revenus à leur point de départ. À nous d’être là au bon moment. Je suis patient. L’instinct du chasseur. On finit par les ramasser à la petite cuiller. Certains ne sont vraiment pas beaux à voir. Défigurés de sel et d’algues.

– C’est votre bateau, là ?

– Un vieux rafiot qui appartenait à mon père. Moi, j’étais prof d’humanités.

– Vous êtes sérieux ?

– J’ai l’air de plaisanter ?

– Excusez-moi.

– Ils ont fermé le lycée il y a treize ans. Il aurait fallu partir à Athènes. Mais c’était sans avenir. Je suis resté ici comme maître-nageur. Puis j’ai repris la barre. Au début, j’ai fait la dorade, le grondin, le loup. Je pêchais à la palangrotte. Des dizaines d’hameçons accrochés à une plaque de liège. Je mouillais au-dessus des fonds rocheux. Je laissais le bateau se dandiner. Je remontais tout ce que je voulais. Du poisson à crever. Maintenant il n’y a rien que des macchabées. Pour crever, ici, on crève. C’en est écœurant.

– Vous allez où en mer ?

– Je fais de la petite pêche côtière. J’évite les embarcations où les fugitifs sont serrés comme des sardines, à avaler des odeurs d’essence jusqu’à la nausée. Je fais plutôt dans l’épicerie fine.

– Drôle d’expression.

– L’idéal, c’est une petite barque d’une vingtaine de passagers qui chavire au bout du voyage. Par temps clair, quand ils aperçoivent les lumières de l’île, ils se détendent. Leur peau luit d’espérance. Ils se requinquent. Ils respirent à pleins poumons, certains poussent des cris de joie. Leur chair revit. Puis soudain, les gardes-côtes leur tombent dessus avec leurs sirènes hurlantes et la lumière violente de leurs projecteurs. Alors ils paniquent. C’est la débandade. Ils se noient avant l’arrivée des uniformes. Quand la patrouille repart, c’est à moi de jouer. Pas de coups de filet brutaux. J’y vais en douceur. Je les attrape un à un. Vous avez déjà vu des noyés à la dérive ?

– Non.

– Ils ressemblent à de petites bouées qui flottent, surtout les gamins. Ils ont le ventre gonflé d’avoir bu la nuit. Sur mon ardoise, j’écris « Noirs de ligne ». C’est apprécié de la clientèle. Je fais bien attention à ne pas les abîmer en les remontant. Mais il y a du déchet, forcément.

– C’est-à-dire ?

– La plupart ont de l’eau salée plein les poumons. Le monde n’est pas juste. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je dois penser aux vivants, à ma famille que je dois nourrir, pas aux morts. Si j’y pensais, je ne penserais plus qu’à ça tellement il y en a. En réalité, ils comptent pour du beurre. Surtout les Noirs. Vivants, ils n’existaient pas ; noyés, ils existent encore moins. Éjectés de leurs pays, éjectés de leurs bateaux et, pour finir, éjectés des statistiques. Un bataillon de fantômes. Et pourtant, parfois…

– Parfois ?

– Je jette des fleurs sur la mer, là où ils ont fait un trou qui ne veut pas se refermer. Des couronnes rabougries que je vole au cimetière du village, sur de vieilles tombes que tout le monde a oubliées. Je me dis que dans l’eau leurs couleurs vont se raviver. Et que les gars – mais il y a des femmes aussi, et des gosses –, enfin je me dis que tous auront reçu ce geste. C’est beau, ces fleurs qui surnagent un moment.

« Il y a des mots qui puent à force de ne plus servir. Des mots pareils à des cadavres »

– Vous les voyez, dans la nuit ?

– Les chrysanthèmes blancs, oui. On croirait des bougies avec des pétales, surtout quand la lune brille et que la mer se déhanche. Et aussi les fleurs en plastique.

– Vous pourriez tenter d’en sauver quelques-uns.

– À quoi bon ?

– Par humanité, justement. Vous avez oublié vos cours ?

– Quand on ne peut pas sauver tout le monde, on ne sauve personne. Et puis… À quoi bon parler de ça ?

– Continuez.

– Il y a des mots qui puent à force de ne plus servir. Des mots pareils à des cadavres. Des mots en décomposition. Vous voulez en entendre quelques-uns ? Accueil. Entraide. Solidarité. Soin. Chaleur. Réconfort. Compassion. Ça sent mauvais, vous ne trouvez pas ?

– Non.

– La Méditerranée est la route maritime la plus meurtrière du monde. Surtout entre la Libye et Malte, jusqu’à l’Italie, dans les eaux internationales, comme on les appelle. Et ici, au large de la Turquie, ou plus loin, le long des côtes monténégrines. On y meurt en masse sans que ça n’émeuve personne. Surtout pas les dirigeants occupés de leur réélection et des comptes de la nation. Au contraire, les pays dits d’accueil cachent à peine leur soulagement. La mer fait une partie de la sale besogne. Elle met ses victimes en joue avec ses courants, ses tempêtes et son étendue interminable. C’est immense, la Méditerranée, à bord d’un canot en bois qui prend l’eau. Trois cents kilomètres entre la Libye et les côtes italiennes, mille occasions de mourir. Si ça ne suffit pas, s’il y a des rescapés, on crée des délits de solidarité contre qui leur vient en aide. Sauver des vies, par les temps qui courent, c’est un crime.

– Vous exagérez, non ?

– Ceux qui s’y risquent sont accusés d’intelligence avec l’ennemi et même de trafic humain, vous trouvez que j’exagère ? Je vais vous dire la vérité : ça ne servirait à rien de vouloir sauver ces gens au bout de leur détresse. La noyade abrège leur calvaire.

– Qu’en savez-vous ?

– Ils le disent, ceux qui finissent dans les camps de Lesbos ou de Lampedusa, au bout de la jetée de Favaloro.

– Que disent-ils exactement ?

– Qu’ils vivent pire que des animaux. Ils moisissent des jours et des jours dans le dénuement et la saleté sous un soleil de plomb avant d’espérer être enregistrés. Ils finissent par en venir aux mains et aux couteaux entre Afghans et Syriens, des combats de bêtes à bout de force, du sang partout, et, autour d’eux, les leurs qui hurlent pour qu’ils se frappent à mort. Toute cette traversée pour en arriver là, une forêt de lames rougies dans le soleil vertical. Les flics les attendent avec armes et matraques. Ils tirent les rescapés aux flash-balls comme à la parade. Aux survivants, ils donnent des numéros, des matricules, puis ils les enferment. Ils s’amusent parfois à les électrocuter avec des pinces crocodiles sous les testicules, si ça vous intéresse de le savoir. C’est leur manière de tester jusqu’où l’humain peut se rendre inhumain. Vous comprenez pourquoi ces misérables voudraient en finir ? On n’entreprend pas pareille traversée sans un pacte avec la mort. D’ailleurs, la plupart ne savent pas nager. Certains n’ont même pas idée de ce que c’est, la mer.

– Vous voulez dire qu’ils se suicident ?

– Du suicide assisté s’ils tombent sur nous. Au moins on les traite bien. Ils sont nettoyés, apprêtés, vidés. Leur peau est régulièrement réhydratée. Ils ne sentent pas. Ni le mazout ni la décomposition. Ils se montrent sous leur meilleur jour. Ils retrouvent une dignité.

– Posthume.

– C’est le mieux qui puisse leur arriver. Ils s’y préparent avant de traverser. Ils se trouvent un compagnon de voyage pour se donner du courage. Puis ils découvrent le noir abyssal de la mer. Ils savent le danger qui les guette. Ils ont choisi. Vivre de ce côté n’est pas une vie pour eux. La vérité est qu’on ne veut d’eux nulle part.

– Que faites-vous pour eux ?

– Je les soulage à ma façon. Et puis, ne vous faites pas d’idées, la plupart du temps on est là trop tard. Ils ont embarqué sur des rafiots qui ne tiennent pas la mer. Des Zodiac en plastique chinois criblés de rustines. Des barques surchargées en bois vermoulu. Les plus faibles ont été jetés par-dessus bord dès les premiers remous. Il arrive qu’ils se mangent entre eux.

– Vous croyez ?

– C’est ce qu’on dit. Quand on arrive, il n’y a plus personne. La mer est un désert. Mais un coup de filet suffit pour vérifier qu’il y a du monde là-dessous. Parfois, en les remontant, on découvre qu’ils sont accrochés les uns aux autres, qu’ils ont péri en se tenant par la main, un mari et sa femme, un frère et sa sœur, une mère et son bébé né pendant la traversée, le cordon encore accroché au ventre, entortillé autour du cou. Ce spectacle, c’est nous qui le voyons. C’est nous qui vous évitons de le voir.

– Vos étals ne nous épargnent pas.

– Je vous parle des dépouilles en bouillie. Des étripés. Des nœuds de viscères qui pendent comme des fils électriques. On sait ce qu’ils ont dans le ventre. Des kilomètres de frayeur, des journées entières de supplices. Des mois de souffrances. Quand on les ramène à terre, leurs corps sans vie racontent tout ça. On les recoud. On se coud les lèvres aussi. Rien à dire.

– Mais les responsables politiques ?

– Eux, je sais ce qu’ils ont dans le ventre. Du vide et des mensonges. Des discours aussitôt contredits par leurs actes. En Europe, on mange de tout. Les migrants, eux, manquent de tout. Difficile de partager un avenir commun. S’ils ont survécu jusque-là, l’humiliation qui les attend leur fait regretter d’être en vie.

– Vous exagérez encore.

« Je ne suis pas le seul à avoir renoncé aux humanités »

– Ce sont les dirigeants de vos pays qui exagèrent. Ils traquent les enfants, car seuls les enfants ont droit à une protection. Ils mesurent leurs dents, leurs os, leur hypophyse. Ils sont sourcilleux, soupçonneux. Ils ergotent, soupèsent, évaluent, des fois que ces gamins seraient majeurs, qu’il y aurait tromperie sur la marchandise. Une procédure de non-recevoir tout ce qu’il y a de légal. L’arrière-pensée est criante. Une fraude à l’âge ou au cartilage de croissance évite aux États « envahis » de payer pour les nourrir et les loger. Ça fait des économies. Ça économise déjà le spectacle de leur détresse. On leur vole une fois de plus leur enfance en décidant qu’ils sont plus vieux qu’ils ne sont. C’est sûrement vrai, après les épreuves qu’ils ont traversées. Est-ce une raison pour les rejeter comme on ne rejetterait pas un chien ? L’arbitraire l’emporte toujours. Raison d’État, de budget, de tranquillité. Je ne suis pas le seul à avoir renoncé aux humanités.

– Vous semblez vous attendrir.

– Les enfants, c’est l’innocence. Mesurer le périmètre des bras, la longueur des fémurs, retrousser les lèvres pour inspecter les dentures, ça ne vous rappelle rien ? On n’imagine pas tout ce que nos États riches et civilisés vont inventer pour se dispenser d’être humains. J’entends çà et là que des errants livrés à eux-mêmes dans le vent glacé de Calais se noient dans l’alcool. À votre avis, c’est mieux que se noyer en Méditerranée ?

– Je ne dis pas ça.

– Alors que dites-vous ? Je ne vous entends pas. Sans doute les préférez-vous assez vivants pour qu’ils finissent dans vos villes en cibles des flics ou des fachos.

– Je n’ai pas cette cruauté. Leur souffrance est la mienne. Ça se passe comment, la nuit ?

– Je vais dans les coins signalés la veille à la radio. Là où les humanitaires sont passés. Quand il en reste, et il en reste toujours, par poignées de deux ou trois sans gilet orange, j’allume le lamparo. Les rescapés croient qu’on vient les sauver. Je coupe le moteur du bateau. Je les laisse venir. Le dernier effort pour nager jusqu’à nous leur est fatal, avec le clapot et les courants. Ils boivent la tasse tant et plus. Ils avalent la mer. La mer finit par les avaler. Ils meurent dans nos bras.

– Vos bras ?

– Je pars toujours avec Evangelos, mon second. Lui aussi est d’ici. Il connaît les rochers, les bons coins.

– Evangelos ?

– Ça veut dire « le bon messager ». Preuve qu’on n’est pas des affreux.

– Et la police ?

– Elle ferme les yeux. On fait notre part de boulot. Le commissaire se sert chez moi. La femme du brigadier aussi. Et puis…

– Oui ?

– J’en connais ici qui voudraient voir moins de vivants dans les camps voisins et plus de marchandises sur nos étals. Parfois, on nous verbalise pour la forme, quand une délégation descend de Bruxelles. Il faut sauver les apparences. Mais on ne paie jamais. On ne reçoit pas de relance. On dirait même qu’ils nous encouragent en silence, les représentants de l’Europe. L’absence de sanction, c’est comme une récompense. Attendez-moi, je reviens. (Une minute passe.) Voyez, ça n’a pas été long.

– Un client ?

– Oui. Il voulait savoir la différence entre le Malien et le Somalien.

– Qu’avez-vous répondu ?

– Ce n’est pas compliqué. Peau plus claire du Somalien. Taille plus imposante du Malien, surtout le Peul, tout en longueur, muscles déliés, cuisses attachées très haut. Le Somalien est plus râblé, plus costaud. Parfois plus abîmé, s’il n’a pas payé la rançon à temps chez les Libyens.

– Vous avez raison, ce n’est pas compliqué.

– Je vous l’ai dit. Il y a aussi l’Érythréen. Très beau à voir. Très élancé. Il garde une expression très fière. Et il n’est pas aussi maigre qu’il en a l’air. Quand vous l’épluchez, vous avez l’impression qu’il est plein d’arêtes. C’est étrange. Comme s’il se souvenait d’avoir été un poisson.

– Comment s’en souviendrait-il ?

– Nous avons tous été des poissons dans des temps très anciens. On était tous pareils. Des poissons.

– Vous avez des clients spéciaux ?

– Certains raffolent des peaux brûlées.

– Brûlées par le sel ?

– Vous n’y êtes pas. Avant de traverser, je vous l’ai dit, pas mal de victimes ont subi des tortures. La trique, les matraques électriques. Le supplice au fer rouge surtout, qui laisse des marques indélébiles. J’en ai repêché qui avaient réchappé à l’incendie de leur centre de détention pendant la guerre du Yémen. Les guerres, c’est bon pour nous. Les combats repoussent vers la mer des grands brûlés qui veulent à tout prix se jeter à l’eau. On en ferait autant, vous ne croyez pas ? Dès qu’ils ont retrouvé quelques forces, ils risquent le voyage. Suicide encore. S’ils préfèrent mourir libres en mer plutôt que prisonniers des flammes, c’est leur affaire. Ils quittent leurs pays à feu et à sang. Ce sont déjà des morts-vivants. Nulle part on ne leur offre le pain de la faim ou le vin de la soif. Ils y laissent leur peau, mais leur peau ce n’était déjà plus grand-chose. Et je ne parle pas du bout de leurs doigts qu’ils s’obstinent à brûler avec la flamme d’un briquet.

– Dans quel but ?

– Détruire leurs empreintes. Qu’on ne puisse jamais les ficher. Par le feu, ils effacent les sillons et les lignes qui les identifient. Une manière de détruire les frontières qu’ils portent en eux. Ils effacent tout ce qu’ils sont, d’où ils viennent, leur histoire. Au prix d’une douleur insupportable. Une de plus. Quand leurs canots chavirent, ils ont déjà perdu conscience.

– Vous les pêchez sans état d’âme ?

– C’est préférable.

– Comment est-ce possible ?

– C’est le premier qui coûte. C’est le premier qui compte. Après, ça devient mécanique. Mais le premier, je m’en souviens encore. C’était un jeune, à peine vingt ans, même si la traversée l’avait vieilli. L’hameçon l’avait écorché dans la chair de l’épaule. Je me suis approché assez pour lire l’épuisement dans son regard. Et derrière l’épuisement il y avait autre chose.

– La faim ?

– La peur. L’effroi même. Il avait déjà vu la mort en face. Elle était là, qui lui tournait autour, il avait l’air de bien la connaître. C’en était presque gênant. J’avais l’impression d’interrompre un tête-à-tête. Une danse amoureuse. Je les dérangeais, la mort et lui.

– Vous m’avez dit qu’il avait peur.

– L’amour aussi fait peur.

– Qu’avez-vous fait ?

– J’allais lui tendre la main. J’ai renoncé. C’était une nuit agitée, une nuit sans étoiles, quand la mer ressemble à un catafalque. J’avais allumé une lampe. Il a détourné son regard.

– Lui ou vous ?

– Lui. J’ai à peine vu le blanc de ses yeux puis plus rien. C’était comme s’il m’avait dit d’accord.

– D’accord à quoi ?

– Que je le laisse mourir.

– C’est ce que vous vous êtes dit pour soulager votre conscience ?

– Ne croyez pas ça. Si je l’avais remonté, il serait devenu un de ces morts-vivants qui moisissent derrière des fils barbelés à moins de cinq cents mètres d’ici.

– Vous auriez pu essayer de le sauver. Un ancien maître-nageur…

– Décidément, vous y tenez. Je vous le dis, il était presque mort.

– Dans ce presque, il y aurait eu la place pour un geste.

– Vous n’avez pas compris. Nous sommes votre première défense. Imaginez qu’on récupère ces misérables. Qu’ils se refassent une santé. Qu’ils mangent, boivent, dorment, qu’on les habille, qu’on les soigne. Lequel demain se saisira d’un couteau et viendra égorger votre fille dans une rue de vos villes ? Lequel glissera un explosif sous l’essieu de votre train en route pour les vacances ? Nous, on agit avant. Une sorte de prévention. Vous saisissez ? On se met les mains dans le cambouis. C’est sale, mais c’est efficace.

– Vu comme ça…

– Vous le voyez autrement ?

– Je ne sais pas.

– Et on peut faire bien mieux !

– Mieux ?

– Je veux dire pire. Quand les équipes de télé du monde entier veulent faire des images poignantes, on les embarque. En échange de quelques billets, on les amène devant ces grappes humaines qui bougent encore. On en tire une poignée de l’eau. Ça fait de belles scènes. De quoi pleurer dans les salons. Ou vomir. On recommence à la demande. Dès qu’ils ont tout dans la boîte pour leurs journaux, on remet ces malheureux à la flotte comme on relâcherait du menu fretin. On attend un peu, pas longtemps. Puis on les récupère pour de bon, ventre à l’air, les poumons gonflés d’eau. On ne voit plus une bulle à la surface, pas même une bulle du pape – excusez ce mauvais trait d’esprit. On n’entend plus une voix, plus un cri, juste un gémissement parfois. Il en reste un ou deux qui surnagent, ils s’interpellent dans un sabir porté par l’onde, incompréhensible, même si j’ai fini à la longue par saisir quelques mots.

– Vous disiez que vous faisiez mieux, ça me paraît difficile, non ?

– C’est que vous n’êtes pas allé à Kalymnos. Une île rocheuse. On y allume des feux comme les naufrageurs d’antan. On fait toujours mieux. On se perfectionne. On attend les migrants à l’agonie. Puis on les entend. Ils font un bruit dont on a envie qu’il s’arrête. Un bruit humain. Un bruit du diable. Des râles insupportables. Heureusement, ça ne dure pas. Ils s’approchent dans leurs barcasses et viennent se fracasser contre les récifs devant les plages. Devant nos yeux. On les ramasse. C’est la mort qui passe. Vous connaissez, la Méditerranée, la mer, la mort toujours recommencée…

– C’est criminel de couler leurs embarcations.

– C’est le code de la marine, si vous l’ignoriez. Quand les humanitaires récupèrent une barque à la dérive et hissent les réfugiés à bord, que croyez-vous qu’ils fassent ? Une fois le dernier gueux sauvé, ils sabordent le bateau qui les a amenés jusque-là. La loi de la mer s’applique sans discussion. Interdit de laisser quoi que ce soit qui flotte sans maître. Ce qui pourrait apporter le salut à d’autres est coulé. Je n’invente rien. C’est la sentence des hommes.

– Vous dormez bien ?

– Comme un bébé.

– Racontez encore.

– En mer, on récupère des ballots, des valises. Au hangar de déchargement, on enlève leurs habits aux noyés. Vestes, chemises, tee-shirts, pantalons. Des tas informes qu’on brûle une fois par semaine dans des braseros. Une fumée monte dans le ciel. On tombe sur toutes sortes d’objets, des chaînes, des colliers, des gris-gris en cuir, des pierres lisses et ouvragées, des lettres manuscrites dans des langues indéchiffrables, un peu d’argent, des photos à moitié rongées par le sel et l’eau. Le plus insupportable, c’est les papiers d’identité. Une fois, j’ai trouvé un billet de Loto dans le blouson d’un Malien. C’était son espérance. Il s’appelait Alphonse. J’aimerais bien oublier son prénom. Finalement, les négriers avaient raison.

– Raison ?

– Ils privaient les esclaves de leur nom, qu’ils remplaçaient par des chiffres. C’est plus facile de rester de marbre face au numéro 327 que devant le corps sans vie d’un Boubacar.

– Qu’avez-vous fait du billet de Loto ?

– Billet perdant. Pas de regret.

– Vous n’avez jamais pensé à rassembler tous ces objets, avec les lettres, les papiers, tout ce que vous trouvez, dans un lieu plus approprié ? Un petit musée.

– Vous croyez qu’on a envie de se souvenir ? C’est tout le contraire. Nous sommes des fabricants d’oubli.

– Pourquoi ne pas aider ceux qui sont du côté de la vie ?

– Personne n’est du côté de la vie.

– Mais ces gens qui finissent dans vos filets…

– Ils l’ont cherché. Ce sont eux qui donnent leurs économies aux trafiquants, aux passeurs qui s’enrichissent sur les deux tableaux.

– Quels deux tableaux ?

– Ils reçoivent l’argent de vos États pour garder ces malheureux dans leurs geôles, du bon côté de la Méditerranée – je veux dire : pas en Italie, en France ou en Espagne, encore moins en Grande-Bretagne. Et ils rançonnent les candidats au voyage qu’ils entassent sur des barques ou des radeaux programmés pour couler dans le golfe de Syrte. Il suffit d’ouvrir les yeux. C’est la vérité.

– Bizarre, comme vérité.

– Bizarres, vos dirigeants. Ce n’est pas moi qui décore les chefs libyens et le raïs d’Égypte de la Légion d’honneur. Ou qui graisse la patte des dirigeants soudanais coupables de crimes contre l’humanité. Tout ça pour leur dire merci de réguler les flux de migrants par la mort à domicile, ni vu ni connu. Et c’est à nous que vous venez chercher des poux ?

– Je ne viens rien chercher.

– Vous faites bien. De toute façon, ces migrants sont dangereux pour toute l’Europe.

– Pas pour le bâtiment ou l’automobile qui en font leurs esclaves. Et je ne parle pas des trafiquants de drogue dont ils sont les dociles mulets.

« Nous, on fait les nettoyeurs. Ne vous mêlez pas de ça ou salissez-vous les mains avec nous »

– Une infime partie d’entre eux. Mais la plupart viennent porter le crime, la violence et la haine. Quand le Maroc est en colère après l’Espagne, il lâche une bonne vague de réfugiés qui vient se cogner aux barrières de Ceuta et de Melilla. Pareil pour la Libye ou la Turquie quand ils trouvent qu’on abuse de la situation. Ils ouvrent les vannes, la mer est noire de monde. Pas du beau monde. Laissons la Méditerranée pour ce qu’elle est. Une fosse commune en grand deuil. Un charnier sans nom. Nous, on fait les nettoyeurs. Ne vous mêlez pas de ça ou salissez-vous les mains avec nous.

– Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

– Je répète ce que j’entends.

– Mais vous, vous en pensez quoi ?

– Répéter, ça m’évite de penser à ce que je fais toutes les nuits. Ça me donne une justification. C’est une mission à la hauteur de vos démissions.

– Mais cette souffrance, ces enfants, ces prématurés…

– Tous meurent de façon prématurée, qu’ils aient trois mois ou trente ans.

– Ce que vous appelez naïveté, je l’appelle humanité, ce mot devrait vous être familier.

– Vous trouvez humain ce trafic tenu par des mafieux ? C’est facile de jouer les bonnes âmes quand on laisse la sale besogne à d’autres. Vous devez être français, non ?

– Pourquoi dites-vous ça ?

– Ce léger sentiment de supériorité. Simple curiosité, on apprend encore l’universalité dans vos universités ? Qu’avez-vous fait des grands principes, du droit absolu d’être secouru en mer, du droit d’asile qui adoucit l’exil, du droit d’être logé, d’être soigné quand on est déraciné ? D’être accueilli quand on a tout perdu ? En attendant, les passeurs vous arnaquent. Les gens comme vous sont incapables d’agir. Quand vous tuez, c’est avec nos mains.

– Qu’est-ce qui vous prend tout à coup ? Je suis venu parler, pas vous chercher querelle.

– Entrez dans la pièce d’à côté.

– On n’y voit rien.

– Contentez-vous d’écouter.

– Je sens une présence. Plusieurs, même.

– C’est la salle des cris.

– Quels cris ?

– On les remonte dans nos filets. On ne sait pas à qui ils sont. Toutes sortes de cris. Des cris étouffés. Pas si étouffés. Vous les entendez maintenant ?

– Affreusement.

– Voilà pourquoi on les enferme dans une pièce sombre et insonorisée. Sinon plus personne ne pourrait dormir tranquille. C’est important de dormir tranquille. Il faut du silence pour la bonne conscience. Chacun doit pouvoir croire à son innocence sans être importuné.

– On entend des paroles indistinctes au milieu des hurlements.

– Ils crient leur innocence. Ils n’ont rien fait. Ils ont payé leur traversée et on les a trompés. Avec Evangelos, on ramasse des corps inertes mais les cris leur survivent.

– Comment pouvez-vous les supporter ?

– Je ne les entends plus.

– C’est impossible.

– Je mets des bouchons d’oreilles. Sortons d’ici.

– Quelle sorte d’homme êtes-vous donc ?

– La même que vous. Sans l’hypocrisie dont vous avez fait un art. D’accord, j’ai les mains sales, mais vous, c’est pire, vous n’avez pas de mains. Nous, on sépare la mer de ses morts comme le bon grain de l’ivraie.

– Quand vous avez commencé, ce n’était pas pour défendre les belles côtes de notre belle Europe, je suppose.

– Bien sûr que non.

– Alors ?

– Cancrelat.

– Comment ?

– Cancrelat.

– Je ne comprends pas.

– Vous voguez en mer avec en tête des pensées légères, des pensées d’enfant. L’impression que l’onde vous offre le monde en cadeau. Soudain, vous apercevez un corps qui flotte, puis deux, puis dix, puis cent, plus encore certaines nuits, corps inertes, ballottés par les courants ou juste bercés si l’eau est calme. Ils puent le gazole à plein nez. Leur peau luit de fioul lourd. À cet instant – je parle de la première fois –, impossible d’accepter que ce soient des êtres humains, des êtres de chair et de sang, vos semblables, vos frères. Sinon vous êtes aussi morts qu’eux. Il vous faut d’urgence une échappatoire. Une transformation infime s’opère dans votre esprit, une légère oscillation. Apprendre à ne plus voir ce que vous voyez. À ne plus en croire vos yeux. Votre regard se modifie à jamais. Ce sont des cancrelats. Vous mobilisez tout votre être pour repousser ce qu’il y a d’humain dans leur regard. Ce qui agonise devant vous n’appartient qu’à peine au règne animal. Des cancrelats. Vous me suivez ?

– Difficilement.

– Bien sûr que si. Pour continuer à vivre, il suffit de déshumaniser ce que vos yeux perçoivent. Vous voilà pêcheur de cancrelats. Après, tout rentre dans l’ordre. Les noyés, je les prive de leur humanité.

– Vous allez continuer longtemps ?

– Pourquoi ça changerait ? Ils sont morts, je suis vivant. Je nettoie. J’intercepte. Tant qu’il en arrivera, je serai là. Je vois votre regard qui me juge. Mais vous devriez en rabattre.

– Quel rapport avec moi ?

– Vous réalisez ce à quoi on s’habitue ? Au début, tous ces morts en mer faisaient les gros titres de la presse. Des journalistes venaient de l’Europe entière. Ils tournaient autour de mon étal en quête d’une bonne histoire. Maintenant, les médias se fichent de ce qu’il se passe ici. Il y a pas mal de temps qu’on n’a plus vu un reporter dans les parages. L’Africain en cadavre, ça ne fait plus recette. C’est à peine si on compte les noyés quand ils sont noirs. Absents des inventaires. Ils sont devenus une sorte d’angle mort. Rien à faire, rien à dire. Sans se concerter, on a décidé en silence de devenir des monstres.

– Vous m’en faites reproche ?

– Votre aveuglement me confond.

– Et si vous étiez jugé ?

– Pour quel motif ?

– Génocide. Crime contre l’humanité. Un autre procès de Nuremberg. Avec dossiers de plaintes pour non-assistance à personnes en danger. Ces corps, ce ne sont pas des objets trouvés. Ce sont des pièces à conviction que vous faites disparaître. Une action condamnable devant un tribunal.

– Il y aurait du monde avant moi sur le banc des accusés !

– Normal, pour plus de vingt mille noyés. La Méditerranée est devenue le plus grand mouroir du monde à ciel ouvert. Elle est aussi un miroir dans lequel on peut se regarder, si on a le cran.

– Un miroir déformant. Je ne suis pas sûr de me reconnaître dans le portrait de coupable que vous dessinez. Si je suis coupable, vous l’êtes tout autant. On est dans le même bateau, si je peux dire.

– Je crois que l’innocence a déserté notre monde. Les hommes l’ont laissée tomber comme un vase fragile qui s’est brisé. Sans espoir de recoller les morceaux. Vous en pensez quoi ?

« Mes filets ruissellent de spectres aveuglés par leurs rêves d’Europe »

– Je vous le répète, je n’ai pas le temps de penser. Je ne veux rien penser. La mer m’appelle chaque soir. Mes filets ruissellent de spectres aveuglés par leurs rêves d’Europe. J’écope le surplus. Je fais disparaître la misère à ma manière. Dans ces moments, tous les hommes sont égaux, quelles que soient leur couleur de peau, leur origine, leur condition sociale. Les voilà alignés sur nos étals. Je pense à un proverbe africain qu’un vieux m’a dit : « Quand un homme est mort, ses pieds sont d’accord. »

– Vous êtes d’accord avec tout ça ?

– Je suis en accord avec moi. Mais vous aussi, vous êtes d’accord. Vous aussi, vous acceptez. Sinon vous m’empêcheriez de faire ce que je fais. Vous êtes bien content, avouez-le.

– Non, je n’accepte pas.

– Bien sûr que si. À contrecœur. Mais avec soulagement. Vous acceptez, vous acceptez !

– Quelque chose en moi refuse.

– Alors ce quelque chose n’est pas grand-chose.

– Qu’en savez-vous ?

– Je le sais. Moi je ne fais rien de mal. Je suis un maillon au bout d’une longue chaîne de responsables anonymes qui vivent leur petite vie sans se soucier de mes coups de filet, du moment que je veille. Ce n’est pas moi qui fabrique le droit. Je suis un croque-mort respectable et sans haine, le fossoyeur de vos lâchetés à tous. Écoutez-moi.

– Je ne fais que ça.

– L’autre jour, une femme bien mise, une étrangère, est passée sans s’arrêter devant le banc de poissons d’Héphaïstos, un de mes amis du port. Il a gardé quelques clients pour les dorades. La dame lui a dit qu’elle ne mangerait plus jamais de poissons de Méditerranée.

– Pourquoi ça ?

– Parce qu’ils mangent des migrants ! C’était sa réponse. Incroyable, vous ne trouvez pas ?

– Je ne sais plus ce qui est incroyable aujourd’hui.

– Alors si j’en croque, croyez-moi, ma part est bien modeste.

– Ne vous justifiez pas. Je ne suis pas votre juge.

– Alors qui êtes-vous ?

– Un lâche parmi tant d’autres. Contentez-vous de cette réponse. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !