Je suis arrivé à i-Télé en septembre 2012 comme présentateur des journaux soir week-end. I-Télé appartenait au groupe Canal+, qui appartenait au groupe Vivendi.

À ce moment-là, Vincent Bolloré s’apprête à entrer au capital de Vivendi, quelques jours plus tard : il vend ses chaînes gratuites, Direct 8 notamment, à Canal+. Dans les années qui suivent, il monte au capital et finit par prendre le pouvoir. Les choses s’accélèrent à la fin de l’été 2015. Début septembre, on reçoit tous un mail de Vincent Bolloré annonçant l’arrivée de nouveaux dirigeants au sein d’i-Télé : Guillaume Zeller et Virginie Chomicki, alors que Céline Pigalle et Cécilia Ragueneau, respectivement directrice de la rédaction et directrice de la chaîne, sont encore en poste. Elles sont vite écartées. Je suis alors membre de la SDJ (société des journalistes). On est très inquiets car on connaît certaines méthodes du groupe Bolloré dans les médias, avec le cas Direct Matin : sa propension à utiliser son journal gratuit pour faire la promotion de ses intérêts, soit directement – des reportages sur les Autolib’ à Paris –, soit indirectement, avec des interviews complaisantes de dirigeants africains. Forts de ces inquiétudes, on va rencontrer ces nouveaux dirigeants, tout en leur accordant le bénéfice du doute. On les laisse faire, sachant qu’ils ont une faible expérience dans le journalisme et plus encore dans les postes de direction de chaînes d’info.

Peu après leur arrivée, on invite Vincent Bolloré à venir s’exprimer devant la rédaction. Son discours est plutôt rassurant et mobilisateur. Il dit vouloir développer Canal et i-Télé. Il déclare en substance : « I-Télé perd de l’argent. Quand je me suis trouvé dans cette situation, j’ai eu le choix entre deux méthodes : soit faire des économies, soit investir. Moi, j’ai toujours investi. » Mais dans les mois qui suivent, on fait de moins en moins de reportages, on réduit les coûts, à i-Télé comme dans le groupe Canal. Une des premières alertes, me semble-t-il, se produit à l’automne 2015. Un dimanche soir, sans que personne ne soit prévenu à la rédaction, on voit arriver des images de Guinée, la pose de la première pierre d’un CanalOlympia, une salle de spectacle construite près de Conakry dans une zone appartenant à Bolloré. Le groupe Vivendi développait une série de salles de ce genre en Afrique pour accueillir des artistes et des projections de films, mélangeant deux marques phares du groupe : Canal+ et l’Olympia. On découvre des officiels guinéens avec un dirigeant de Vivendi. On interroge Guillaume Zeller, qu’on sent très gêné. Il répond que ces images sont destinées à Vivendi, mais qu’elles ont été envoyées par le biais d’i-Télé. L’explication est farfelue. C’est un ballon d’essai, pour voir comment la rédaction réagira. On est montés au créneau. Les choses en sont restées là.

Après cette première alerte, on a maintenu une discussion avec les dirigeants de la rédaction et de Canal+. L’inquiétude grandissant, on a recréé une SDJ au sein du groupe Canal+, ce qui nous a permis de rencontrer les dirigeants du groupe. On est fin 2015, début 2016. On parle avec les dirigeants de l’idée d’une charte d’indépendance éditoriale. On se heurte à un mur.

En mai 2016, Guillaume Zeller quitte ses fonctions. Arrive Serge Nedjar, au poste de directeur de la chaîne et de directeur de la rédaction, ce qui pose problème d’emblée. Le discours change. On lui dit que la rédaction a besoin de décisions plus claires et qu’on espère pouvoir travailler avec lui. Sa ligne est dure, ses méthodes musclées. Lors de l’une de ses premières conférences de rédaction, il annonce le départ d’une cinquantaine de pigistes et de CDD, pour des raisons économiques. L’impact est immédiat sur l’antenne. Les syndicats et la SDJ se mobilisent. Une première grève éclate en juin 2016, qui dure quatre jours. Le contrôle sur l’information est de plus en plus serré. Deux exemples. Vivendi vient de mettre la main sur Gameloft, une entreprise de jeux vidéo. Lors d’une conférence de rédaction, Serge Nedjar veut qu’un journaliste aille à la conférence de presse de rentrée de Gameloft pour les journaux d’i-Télé. On n’a quasiment jamais traité l’actualité des jeux vidéo, en particulier sous un tel angle. L’information ne passera pas à l’antenne, mais un journaliste a dû se rendre à la conférence de presse. Autre exemple : lors de l’élection présidentielle du Gabon, l’opposant Jean Ping affronte Ali Bongo. Les deux candidats revendiquent la victoire. On finit par envoyer une équipe couvrir l’événement. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. L’équipe de deux journalistes rentre avec un reportage sur les disparus, des manifestants qui ne sont jamais rentrés chez eux. Le sujet est sensible. Serge Nedjar le visionne. Il sort furieux, estimant que le traitement n’est pas assez équilibré. Le reportage est remonté, légèrement amendé. Il est finalement diffusé mais dans des conditions assez dures, qu’on avait encore jamais connues.

Après la première grève, devenu président de la SDJ, je suis l’interlocuteur des dirigeants d’i-Télé et de Canal. Les discussions sur la charte d’indépendance (qu’une loi rendra obligatoire quelques mois plus tard) n’avancent pas. On entend alors parler de la venue possible de Jean-Marc Morandini. La direction affirme que ce n’est pas d’actualité. Jusqu’à ce message que je reçois disant : « Il ne viendra pas, sauf contrordre. » On comprend que la porte lui reste ouverte. Jean-Marc Morandini finit par arriver. C’est l’étincelle. La grève commence le 17 octobre 2016, elle va durer 31 jours. Sur le plan éditorial, il n’y a eu aucune ouverture. Au total, il y a eu plus d’une centaine de départs. Tout le service web, quasiment tout le service des sports. Quant à moi, je suis parti peu après la fin de la grève. En février 2017, i-Télé changera d’identité pour devenir CNews. 

 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO 

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