Vincent Bolloré contrôle aujourd’hui des médias aussi variés que Canal+, CNews, Europe 1, plusieurs magazines… Cette concentration médiatique dans les mains d’un seul homme est-elle inédite ?

Non, dans les années 1980, le groupe de Robert Hersant possédait 40 % de la diffusion totale des quotidiens français. Hersant a même essayé de se lancer dans la télévision, en partenariat avec Silvio Berlusconi, avec la chaîne La Cinq, qui a été un fiasco ! Par ailleurs, Hersant ne cachait pas ses intentions politiques : en 1978, il n’avait pas hésité à convoquer les journalistes politiques du Figaro pour les faire rencontrer les candidats de l’UDF et du RPR en disant à ces derniers : « Nous allons vous aider pour votre campagne, demandez-leur ce que vous voulez, ils le feront ! » Cette concentration n’est donc pas totalement nouvelle. Mais tous les actionnaires n’ont pas la même conception de leur rôle. À certains égards, des milliardaires comme Martin Bouygues ou Patrick Drahi se montrent plus respectueux de l’indépendance éditoriale de leurs médias.

Serait-il possible de faire sans ces grands capitaines d’industrie ?

Non, à partir du moment où la télé a commencé à être privatisée en 1986, il n’était pas possible de faire sans les investissements de très riches actionnaires. La plupart des chaînes sont largement déficitaires, ce n’est pas le meilleur moyen de gagner de l’argent directement. En général, ces investissements traduisent la volonté de ces milliardaires de peser sur la société, à travers la hiérarchie de l’information notamment, et donc l’appréhension de l’actualité par le public. Mais ils le font parfois avec la volonté d’appliquer des méthodes de management du type de celles qu’ils mettraient en œuvre dans n’importe quelle entreprise, sans prendre en compte les spécificités du journalisme, et notamment les questions d’éthique ou de liberté d’expression.

C’est le cas pour Vincent Bolloré ?

Dans son cas, on assiste à un investissement inédit de la part d’un actionnaire dans la conduite de ses médias, à la fois à travers la défense de ses propres valeurs, traditionnelles, catholiques, mais aussi par une forme d’interdiction de celles des autres, que ce soit par la censure de certains reportages ou par la lutte contre la dérision sur l’antenne de Canal+, par exemple. Bolloré a installé l’idée qu’une chaîne de télé doit ressembler à son propriétaire. Pour les journalistes employés, cela signifie : « Tu l’aimes ou tu la quittes. »

Comment décririez-vous la stratégie de Vincent Bolloré dans les médias ?

Il est difficile de démêler ce qui tient de la stricte stratégie d’entreprise et ce qui a un lien avec la personne et les opinions de Vincent Bolloré. Trois éléments en tout cas s’entremêlent et finissent par converger. Il y a d’abord la stratégie économique de Bolloré : dans les médias comme dans ses autres champs d’activité, elle consiste généralement à reprendre des entreprises en mauvaise santé économique et à opérer leur redressement en appliquant ses méthodes. Dans le cas présent, on voit bien la mise en place de synergies entre les différentes antennes pour gagner en efficacité et réduire les coûts.

Puis il y a une ambition idéologique, avec la volonté de propager certaines valeurs dans la société. C’est une logique de groupe, comme en témoigne l’embauche de Louis de Raguenel, ancien rédacteur en chef de Valeurs actuelles, au service politique d’Europe 1, peu avant la prise de contrôle de la radio par Bolloré. Et enfin, il y a la fabrication des médias à l’image de Bolloré. Ce qui est insolite, c’est que la volonté de réunir télévision et radio renvoie aux premiers temps de l’ORTF, quand les émissions passaient en même temps sur les deux antennes. Vincent Bolloré tire profit de la fragilité économique actuelle des antennes pour asseoir sa place et édifier son empire.

Vincent Bolloré est-il aujourd’hui le personnage le plus puissant du paysage audiovisuel français ?

Ce sont en tout cas les médias dont il a aujourd’hui le contrôle qui sont sous le feu des projecteurs. Bolloré a inauguré quelque chose qui n’existait pas jusqu’alors dans le paysage audiovisuel, à savoir le média d’opinion.

Cela pouvait exister dans la presse écrite, non ?

Oui, mais ce n’était pas le cas à la télévision ! On pouvait critiquer les chaînes quant à leur traitement de l’information, cependant le mythe de l’objectivité l’emportait, et il n’était pas pensable qu’elles deviennent de vrais médias d’opinion. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter un peu dans le temps. Sous de Gaulle, aucune autre opinion que celle du pouvoir ne pouvait s’exprimer à l’écran. Pareil sous le président Pompidou, dont la formule est restée célèbre : « Qu’on le veuille ou non l’ORTF, c’est la voix de la France. » L’opposition ne pouvait alors s’exprimer que lors des campagnes électorales. Après la fin du monopole, sous Mitterrand, on a vu apparaître une forme de pluralisme et, avec elle, une exigence d’objectivité des médias – sans qu’elle soit, c’est vrai, toujours remplie. C’est encore évident aujourd’hui si l’on se fie au baromètre de confiance annuel de Kantar-La Croix dans lequel on demande aux gens si les choses se sont déroulées telles qu’on les leur a montrées : la qualité de l’information d’une chaîne se mesure habituellement à son objectivité supposée.

Qu’est-ce qui a changé ?

La confiance dans les médias s’est peu à peu érodée, avec une critique de plus en plus récurrente au fil des ans du microcosme parisien. Et la crise de 2018 des Gilets jaunes a provoqué une remise en cause très forte du traitement de l’information par les chaînes. On leur a alors reproché – sans doute à raison – de ne donner la parole qu’aux élites, aux experts, alors même que la contestation était menée par des invisibles de notre société qui demandaient à être écoutés, et non plus méprisés. Vincent Bolloré y a vu une opportunité, celle de créer une chaîne de télévision qui s’oppose résolument aux élites et parle comme son public. Une discussion de café du commerce, mais sous le regard des caméras.

Cela n’induit pas forcément un positionnement politique ?

Non, mais il y a là une forme d’ambiguïté. Le ton adopté est délibérément celui du populisme, avec un primat des émotions sur les logiques rationnelles. Par ailleurs, il y a un autre changement induit par CNews : le passage d’une télévision d’information cyclique, avec des flashs qui reviennent toutes les heures, à une télévision de débat. Ou du moins de promesse de débat, mais qui n’en présente pas forcément les conditions pragmatiques, lesquelles impliqueraient la présence de personnes en désaccord.

La comparaison avec Fox News aux États-Unis est-elle justifiée ?

Elle l’est dans la conception de l’information ou dans l’approche populiste. Vincent Bolloré construit, comme Rupert Murdoch avant lui, un empire de médias dont les valeurs convergent. Mais les deux chaînes diffèrent dans leur rapport au pouvoir. Au cours des dernières années, Fox News soutenait bec et ongles le président en place, Donald Trump. Ce n’est pas du tout le cas de CNews, dont les chroniqueurs critiquent généralement Emmanuel Macron.

D’autres chaînes sont-elles tentées d’imiter le style CNews pour avoir le même succès ?

Pour un média, il n’y a rien de plus important que l’ethos, soit l’image qu’il renvoie au public de son comportement. Or il n’est pas anodin que LCI ait écarté l’an passé Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, après avoir jugé que ses positions contrevenaient à sa ligne. Ou que BFM se soit efforcé de proposer des débats plus équilibrés ou des documentaires ces derniers mois. Plutôt que d’imiter CNews ou de chasser sur le même terrain, ce qui aurait pu en réalité les desservir, ces chaînes ont tendance à vouloir s’en distinguer.

À quoi se mesure le succès des médias de Vincent Bolloré ?

Il y a bien sûr en premier lieu l’audience – et celle de CNews, par exemple, a explosé depuis qu’elle a pris le virage de Pascal Praud et d’Éric Zemmour. Mais il ne faut pas non plus exagérer : cela représente 2 à 3 % de parts d’audience seulement, dans le cas de cette chaîne. Toutefois, le succès de ces médias se mesure aussi à leur capacité à créer l’information en dictant les débats de société. Ou à repousser les limites de ce qui peut être jugé « acceptable », à créer ce que les psychologues appellent un biais de confirmation en confortant une frange du public dans ses opinions, y compris les plus décomplexées. La légitimation de certaines personnalités ou de certaines idées jusque-là jugées extrêmes participe ainsi à déplacer la teneur du débat politique, en mettant en avant un soi-disant « bon sens », opposé à la rationalité ou à la complexité.

Que penser justement de la place prise par un Cyril Hanouna dans ce débat politique ?

On avait déjà vu des hommes et des femmes politiques participer à des émissions de divertissement, cela n’avait cependant rien à voir. Quand Lionel Jospin allait chanter Les Feuilles mortes chez Patrick Sébastien, il assumait pleinement le fait qu’il n’était pas là pour convaincre. Là, les invités vont vraiment sur le plateau d’Hanouna pour parler de politique, mais leur parole est entrecoupée par le divertissement et les blagues des chroniqueurs habituels. En fin de compte, cela ne peut que renforcer le populisme en faisant croire qu’on peut avoir une discussion politique sérieuse sur fond de plaisanteries.

Quel rôle auront ces médias lors de la prochaine campagne présidentielle ?

Cela dépendra notamment de la candidature possible d’Éric Zemmour. Si celui-ci devait se présenter, comment imaginer qu’il puisse continuer à avoir une tribune quotidienne d’une heure sur tous les sujets de son choix, et notamment les sujets liés à la sécurité, à l’immigration ou à l’histoire ? Il faudra aussi voir si le traitement de l’information chez Europe 1 évolue au cours des prochaines semaines. Tout est en place en tout cas pour qu’un courant d’opinion unique soit mis en avant, privilégié, au détriment du pluralisme.

Le CSA aura-t-il des leviers pour garantir la pluralité d’opinions ?

Il a d’ores et déjà mis en garde CNews contre l’« absence de diversité des points de vue » dans l’émission de Pascal Praud. Pourtant, il faut bien reconnaître que nous sommes face à une situation inédite avec le cas de Zemmour. À quelques mois de l’élection, il serait temps de la clarifier. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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