Quel devrait être l’axe de la politique internationale du nouveau président ?

Je retiendrai deux mots : modestie et ambition. L’ambition en raison de l’attente extraordinaire provoquée dans le monde par cette élection, à un moment où il faut être bien conscient que l’Europe n’est plus du tout ce qu’elle était et que le monde occidental lui-même n’est plus du tout ce qu’il était. La tâche du président, me semble-t-il, est donc d’expliquer aux Français : Nous ne sommes plus ce que nous étions dans le monde et on attend beaucoup plus de nous. C’est un renversement dialectique. Dans les années précédentes, nous avions tendance à être arrogants et complaisants avec nous-mêmes. Aujourd’hui, la responsabilité du président de la République est d’assumer une modestie ambitieuse.

Quel est l’impact de l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée ?

Son élection transforme réellement l’image de la France en Europe, et même de l’Europe dans le monde. Ce qui est exceptionnel, c’est le calendrier : après le Brexit, après le vote en faveur de Trump, la France élit Emmanuel Macron. Au fond, avant même qu’il ait commencé à agir, le président français est plus attendu pour ce qu’il est que pour ce qu’il fera. 

J’ai beaucoup travaillé sur la géopolitique des émotions et je range le « monde occidental » dans la catégorie de la culture de peur. J’oppose cette culture de peur à la culture d’espoir présente en Asie, et à la culture d’humiliation, très forte, dans le monde arabo-musulman. Or, voilà que le « monde occidental » semble partir dans des directions opposées. D’un côté, le choix par le camp américain du candidat de la peur et, de l’autre, le choix par les Français du candidat de l’espoir de la manière la plus spectaculaire.

Si vous étiez conseiller du prince, sur quelle priorité ou défi international attireriez-vous l’attention du président ?

Le président sera confronté à cinq défis principaux. Le premier, le plus global, dans lequel il doit inscrire l’action de la France, c’est un mouvement de plaques tectoniques : pour la première fois depuis le milieu du XVIIIe siècle, le monde occidental n’est plus le seul cœur du monde. Il ne possède plus le monopole de la puissance. Nous assistons à un mouvement de balancier vers le monde asiatique. Angela Merkel a raison d’expliquer aux Allemands : « Vous êtes fiers d’être la première puissance économique européenne, la première puissance démographique, mais n’oubliez pas que vous représentez à peine un peu plus de 1 % de l’humanité. » Ce qui veut dire : vous n’êtes rien sans l’Europe. C’est un point très important pour Macron.

Le deuxième défi se situe de l’autre côté de la Méditerranée. Il y a là une région qui implose, qui se fragmente, se radicalise et s’étend. Le travail de Gilles Kepel est important pour comprendre son évolution ; celui d’Olivier Roy est essentiel pour comprendre la nature de ce qui se passe dans nos banlieues. Contrairement à eux, je considère que leurs thèses ne sont pas antithétiques, mais complémentaires. Nous avons besoin des deux. 

Le troisième défi, c’est la Russie de Poutine. Nous avons là une puissance qui se réveille et qui entend retrouver le rôle qui était le sien. Il faut se mettre à la place de la Russie, et donc comprendre Poutine, et en même temps lui fixer des limites. Lui dire : Je vous ai compris, mais vous ayant compris, je ne peux pas vous laisser faire ce que vous voulez parce que vous détruisez le système international. Bref, vous devenez un danger, et pour moi et pour vous-même. 

Le quatrième défi à relever est immédiat. Il s’agit de la transformation radicale des États-Unis. L’Amérique qui apparaissait comme l’assurance vie de l’Europe et du monde occidental, le recours ultime et même le symbole de l’espoir, s’incarne désormais dans un homme pour le moins problématique. Le rôle de Macron est aujourd’hui de limiter les dommages que pourrait infliger Trump à l’Alliance atlantique et de montrer qu’il y a une alternative occidentale à la dérive américaine. 

Parce que l’Amérique n’est plus l’Amérique, parce que l’Europe n’est plus l’Europe telle qu’elle était, parce que nous sommes en première ligne face aux dangers venant du Sud et face aux dangers venant de l’Est (Russie, Ukraine), notre politique étrangère a un rôle majeur. Le cinquième défi est celui de l’Europe.

Quelle réponse faut-il y apporter ?

La réponse la plus classique est la réponse la plus moderne. Tout ce que je viens de dire pousse à s’appuyer sur le moteur franco-allemand. Si la France rééquilibre sa position par rapport à l’Allemagne, l’Europe peut retrouver dans le monde une nouvelle énergie, une ambition, un souffle. Face aux défis que je viens de mentionner, seule une Europe plus intégrée, derrière un pilier franco-allemand, peut commencer à apporter des éléments de réponse. Pendant des décennies, la France a privilégié la politique internationale parce que c’était ce qui lui permettait de contrebalancer la puissance économique et industrielle allemande. On était bien content que l’Allemagne en fasse si peu sur le terrain diplomatique ; cela nous permettait de mettre en avant notre avantage comparatif. Mais aujourd’hui, chaque pays doit servir de pygmalion à l’autre. La France doit être le pygmalion de l’Allemagne sur la scène internationale. Et l’Allemagne doit être notre pygmalion sur les plans économique et social. J’ajoute qu’il faut aujourd’hui prendre en compte l’absence d’un monde anglo-saxon responsable. Or la nature a horreur du vide. Dans ce vide peuvent entrer la France et l’Allemagne.

Dans un environnement international incertain et fluctuant, voyez-vous quelques points fixes pour tenir le cap ?

Il y a des leçons négatives et des leçons positives à tirer du passé immédiat. Négatives : il est inutile de chercher à se faire plaisir. Le projet que mena Laurent Fabius d’une conférence de paix sur le Moyen-Orient du temps d’Obama était condamné à l’échec. Cela n’avait pas de sens. On ne se lance pas dans une initiative qui n’a aucune chance de réussir. Dans la politique étrangère de François Hollande, que je juge globalement positive, le problème ne résidait pas dans le message. Le problème, c’était le messager et son absence de charisme. La leçon positive : ne pas reculer devant une intervention quand elle apparaît indispensable. Je ne regrette pas notre action au Mali. Elle a été importante pour ce pays et aussi pour la France, pour son image en Europe et dans le monde. De la même manière, nous avons fait preuve de justesse en adoptant un ton ferme à l’égard de la Russie.

Comment le nouveau président doit-il se comporter face à Poutine ?

La Russie a poussé très loin son intervention dans la politique intérieure de la France, comme sans doute dans l’élection présidentielle américaine. Il ne s’agit pas de punir cette puissance pour avoir apporté son soutien à Marine Le Pen après avoir soutenu François Fillon, mais de lui dire clairement que nous que nous ne sommes pas dupes. Toutefois, l’essentiel est ailleurs : il consiste à répéter que la politique à l’égard de la Russie ne peut pas être française. Nous ne pouvons décider de manière unilatérale la levée des sanctions à l’égard de la Russie sans un accord total avec Berlin sur ce sujet. On ne doit pas répéter les erreurs de Nicolas Sarkozy en 2007, quand il lança l’Union pour la Méditerranée sans en avoir, à aucun moment, informé les Allemands.

Quelles sont nos priorités par rapport à l’Asie ?

Je retiendrai trois éléments. D’abord, avoir pleinement conscience que la situation en Corée du Nord peut déboucher sur une vraie guerre. Pour la première fois, une escalade est menée par deux parties presque aussi imprévisibles : le régime de Pyongyang et celui de Washington. Ensuite, la Chine. À Pékin, Mme Merkel est traitée comme la présidente de l’Europe. Il y a l’Allemagne et les autres… Une approche franco-allemande montrerait que l’Europe, à travers Berlin et Paris, est un vrai acteur. Enfin, il faudrait faire un effort à l’égard du Japon qu’on a tendance à négliger.

Comment définir une politique nouvelle vis-à-vis de l’Afrique ?

D’abord, on ne peut pas laisser l’Afrique aux Chinois. Ne nous voilons pas la face, l’Afrique c’est important, en positif comme en négatif. Elle est source d’espoirs considérables et de dangers extrêmes. Elle comptera plus de deux milliards d’habitants en 2050 – le quart de l’humanité à nos portes. Soit elle se sauve et nous l’aidons à le faire, soit elle s’effondre et nous en serons les victimes collatérales, avec le risque de réfugiés climatiques – la dimension géopolitique de l’écologie. La France a un rôle particulier compte tenu de son histoire. Amener l’Allemagne dans cette direction serait positif, à condition que ce ne soit pas perçu par Berlin comme une résurgence de « l’Allemagne paiera ».

Pourquoi l’Europe n’a pas réussi à bâtir une véritable politique africaine ?

Il faut dépasser l’idée du pré carré. Sur le plan géopolitique, la France voulait être maîtresse du jeu. L’Afrique paraissait en outre secondaire au regard du conflit du Moyen-Orient. On observe un clash entre deux responsabilités, deux péchés : le péché colonial et le péché antisémite. Pour le premier, il faut expier la faute. Pour le second, il faut défendre Israël. Il est difficile de gérer des sentiments de culpabilité aussi différents que celui de la France et celui de l’Allemagne. Celui qui pouvait approcher la résolution du conflit du Moyen-Orient, noble et spectaculaire, obtenait le prix Nobel de la paix. L’Afrique, elle, subit une forme de complexe de supériorité du colonisateur, qui semble se dire : « on ne va pas y passer notre temps ». Elle n’est entrée dans le champ international qu’une fois redécouverte par la Chine et le Brésil.

Que veut dire l’élection d’Emmanuel Macron pour le reste du monde ?

C’est un paradoxe : le monde s’est passionné pour la France, mais le monde a été absent de la campagne électorale. Le décalage était total. Le monde s’est passionné car c’est en France, le pays le plus morose, au taux de chômage si élevé, frappé par le terrorisme, qu’est élu un président avec le charme de Kennedy, la méthode d’Obama, qui en plus de cela renoue avec une tradition d’hommes providentiels allant de Bonaparte à de Gaulle. Au-delà de la symbolique, Macron président incarne l’idée que l’Europe n’est pas morte, que le populisme n’est pas irrésistible. L’espoir revient en Europe, alors qu’il disparaît ailleurs. Nous verrons, après les législatives, si cette élection est une parenthèse, une illusion lyrique, ou une révolution en marche.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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