La justice est un caillou dans la chaussure des leaders populistes. Ils aiment se présenter comme des hommes ou des femmes d’action, à la fois désireux et capables de résoudre les problèmes des gens en très peu de temps. Et ils voient dès lors le système judiciaire, avec son lot de réglementations, comme un obstacle à leur formidable vélocité – ils se rapprochent d’ailleurs de certains entrepreneurs, dont la singulière brillance serait ralentie par les règles du droit commun. On a connu cet argumentaire avec Berlusconi en Italie, qui avait la double casquette, et on le retrouve aujourd’hui dans les déclarations de Trump ou de Giorgia Meloni lorsqu’elle évoque les difficultés de son gouvernement à passer des lois sur l’immigration. 

Il est donc de bon ton de leur part d’affirmer que la justice est l’ultime ressource des élites pour arrêter ou ralentir leur arrivée au pouvoir, contre les vœux d’une majorité populaire en plein désarroi. Et tant pis si la justice n’a pas bloqué l’élection de Trump ou de Berlusconi. Ou s’il n’y a aucune preuve d’un prétendu « gouvernement des juges » qui chercherait à les condamner à tout prix, eux davantage que les autres – sauf exception rare, aucun magistrat ne laisse sa sensibilité politique guider son jugement, et les condamnations reçues par les leaders populistes ces dernières années répondent toujours à des faits avérés. Alors pourquoi leur discours anti-juges porte-t-il si bien ? 

Nos démocraties doivent reconnaître et assumer cette réalité


En réalité, ils touchent juste lorsqu’ils décrivent une forme de viscosité au sein de nos démocraties. Celles-ci se sont constituées en réaction aux chocs totalitaires du xxe siècle, en défendant une vision réformiste, et non révolutionnaire, et donc une forme de lenteur dans le mode de décision et d’évolution. Cette viscosité a ainsi été générée au fil du temps pour protéger les droits des citoyens, mais aussi pour agir comme un obstacle au changement. Et sa critique n’est d’ailleurs pas l’apanage des droites extrêmes – à gauche, aussi, on a souvent vu combien il était difficile de lutter contre le droit pour changer les choses, qu’on veuille changer le monde, son pays ou simplement son village. Nos démocraties doivent reconnaître et assumer cette réalité, et réfléchir à la manière de la réformer. Car l’homme de la rue reconnaît aujourd’hui dans cette viscosité celle qu’il éprouve dans son quotidien : les règlements qui limitent la possibilité de la justice, la bureaucratie écrasante, les lois sur l’environnement qui l’enferment. Pour cet homme de la rue, c’est là une forme d’arrogance de l’élite. Et la seule réaction qui lui est offerte, c’est le ressentiment, et donc le soutien à des populistes qui partagent sa détestation du système politico-judiciaire, dans un processus d’identification symbolique. 

L’Italie est un laboratoire politique extraordinaire. Je le dis sans aucune fierté patriotique : depuis des décennies, ce pays propose un quart d’heure avant tout le monde ce que l’Occident entier finira ensuite par adopter. Avec Berlusconi, dès les années 1990, nous avons porté au pouvoir un homme très riche, presque le plus riche du pays, qui s’est mis à diriger l’État en s’appuyant sur le peuple et en sautant par-dessus les lois – du trumpisme bien avant Trump ! Puis nous avons connu Matteo Renzi, qui a fait du Macron avant l’heure. Puis le Mouvement 5 étoiles, une autre expérience incroyable, qui a amené au gouvernement tout un tas de gens unis par l’envie d’envoyer tout le monde se faire foutre ! Et pourtant, le pays a tenu, la démocratie aussi ; l’Italie est restée dans les dix premières économies mondiales et les libertés publiques ne se sont pas effondrées. 

Si un système n’évolue pas, il finit par s’écrouler


Aujourd’hui, ce laboratoire politique si brillant qu’est l’Italie est le premier, parmi le petit cercle des vieilles nations européennes, à avoir laissé passer une alliance des droites – trois courants de droite très divers d’ailleurs, mais couvrant l’ensemble de ce spectre politique. Cela signifie que la majorité des Italiens a jugé que, seulement quatre-vingts ans après la chute du fascisme, la démocratie italienne était suffisamment robuste pour supporter qu’une alliance entre nostalgiques de Mussolini, populistes et berlusconistes arrive au pouvoir. Et dans cette victoire des droites italiennes, il y a une leçon à retenir pour le reste de l’Europe : plutôt que d’y voir un risque, du point de vue démocratique, il faut y reconnaître un intermède salutaire. Fatigant, vulgaire, oui, mais aussi salutaire. Car il place les démocraties européennes devant l’obligation trop de fois retardée de reconnaître leurs impasses, leur incapacité à changer, leur refus d’écouter les appels populaires. Si un système n’évolue pas, il finit par s’écrouler. Et si une démocratie n’accepte pas de se réformer, alors elle ouvre la porte à la possibilité d’être, un jour ou l’autre, renversée.

De ce point de vue, je suis inquiet, je dois l’avouer, de ce qui se passe aux États-Unis, où Trump a les moyens de modifier en profondeur le système politique américain. Je le suis moins en Europe, où les institutions me paraissent beaucoup plus solides, où l’attachement des peuples à la démocratie, à la justice, reste très fort. Fonder les démocraties sur notre continent a été un processus long et difficile. Les démanteler le sera encore davantage. Mais encore faut-il que nos élites se montrent à la hauteur des exigences populaires, sur la démocratie, sur l’école, sur le besoin de respect. Parce que le jour où la déception se montrera durablement plus forte que la confiance dans nos valeurs fondamentales, alors nous entrerons dans une période beaucoup plus risquée. 

Conversation avec JULIEN BISSON 

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