La société française est-elle en voie de trumpisation accélérée ? On pourrait le penser à l’écoute des réactions indignées de l’extrême droite et d’une partie des dirigeants LR, soutenus par les médias de la galaxie Bolloré, plus d’une semaine après le coup de tonnerre de la condamnation de Marine Le Pen au port d’un bracelet électronique et surtout à une peine d’inéligibilité la privant de la prochaine campagne présidentielle. « Gouvernement des juges » – voire « tyrannie » –, « démocratie bafouée », « exécutée », « bombe nucléaire » lancée par le « système » : les qualificatifs les plus fantasques ont été employés pour dénoncer une décision jugée inique. Toute une partie du champ politique tire à boulets rouges sur l’État de droit, accusé de contrevenir au seul principe valable en démocratie : le peuple et sa souveraineté, que rien ne saurait entraver.

À ce discours s’opposent, au centre et à gauche, la défense d’un État de droit garant de la vie démocratique, et la crainte de voir le populisme à la sauce RN, soutenu par ses alliés internationaux, venir à bout de nos institutions, quitte à dramatiser l’enjeu en sens inverse. Et voilà que ce qui semblait hier unir les Français les voit aujourd’hui s’opposer dans l’une de ces querelles intestines dont le pays a le secret. Cette opposition se vérifie dans les urnes : un sondage paru dans Le Point la semaine dernière confirme que, si 61 % des interrogés soutiennent la décision prise par la justice, ils sont entre 91 % et 98 % à l’approuver à gauche et au centre, alors que parmi les électeurs LR et RN, ils sont respectivement 50 % et 89 % à la désapprouver.

Il y a dans cette situation une illusion qu’il convient de dissiper pour mieux comprendre la pièce politique qui se joue sous nos yeux : celle de considérer que ces critiques manifestent la fragilité de l’État de droit, par rapport à un âge d’or pendant lequel les juges auraient bénéficié d’un soutien incontesté, si ce n’est unanime. Or il faut rappeler que les critiques contre le « gouvernement des juges » et l’accusation portée contre eux de saper la souveraineté populaire existent depuis la naissance de la République. Et que la situation que nous vivons témoigne d’un paradoxe très contemporain : c’est parce que les juges ont vu leur indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif croître dans la période récente qu’ils reçoivent aujourd’hui des critiques et des menaces aussi vives contre leur autorité. Ce qui se joue dans ce débat sur l’indépendance judiciaire reflète en revanche non seulement un conflit idéologique profond, mais également une recomposition politique où le populisme cherche à redéfinir les frontières entre pouvoir judiciaire et volonté populaire.

 

« Les critiques contre le “gouvernement des juges” existent depuis la naissance de la République »

 

Pour comprendre cette dynamique, il est essentiel d’examiner le clivage historique qui structure la controverse entre la gauche et la droite au sujet de l’indépendance de la justice en France. Celui-ci trouve ses racines dans des visions opposées du rôle des institutions judiciaires. À gauche, depuis au moins l’affaire Dreyfus, la justice a été généralement perçue comme un rempart contre les abus du pouvoir politique ou économique. Les partis progressistes ont souvent milité pour renforcer son indépendance, notamment en limitant les influences politiques sur les nominations au parquet et en garantissant une impartialité accrue. À droite, en revanche, la méfiance envers une magistrature jugée parfois trop politisée a conduit à des accusations récurrentes, notamment lorsque des décisions judiciaires touchent directement leurs leaders ou leurs intérêts politiques.

Ce clivage s’est intensifié avec l’évolution du paysage politique français. Depuis les années 1980, les juges ont gagné en indépendance, mais cela n’a pas apaisé les tensions. Certains acteurs politiques à droite dénoncent une « judiciarisation » excessive de la vie publique, qui serait selon eux biaisée par des magistrats proches d’idéologies progressistes. Cette perception s’est trouvée exacerbée par des affaires médiatiques impliquant des figures majeures de la droite, comme Jacques Chirac au début des années 2000, François Fillon en 2017 ou Nicolas Sarkozy aujourd’hui. L’action judiciaire a pu être interprétée comme une ingérence dans le processus démocratique ou comme un complot fomenté par des opposants politiques.

« Chacun des deux grands partis tend à soutenir les normes institutionnelles qui donnent un avantage politique à son camp »


Ce phénomène n’est pas propre à la France : dans une étude scientifique récente, les politologues Roberto Foa et Yascha Mounk ont démontré la dynamique de ce qu’ils nomment la « polarisation affective » aux États-Unis. Dans le contexte d’une insatisfaction croissante des citoyens envers le fonctionnement de la démocratie américaine et d’un affaiblissement du respect des normes démocratiques fondamentales, chacun des deux grands partis tend à soutenir les normes institutionnelles qui donnent un avantage politique à son camp. Les républicains cherchent à minimiser l’importance des normes aussi bien que l’indépendance judiciaire, tandis que les démocrates privilégient des modes de gouvernance technocratiques. Dès lors, le débat ne se situe pas réellement dans un clivage entre la défense de la démocratie et l’autoritarisme, mais dans une opposition entre une approche populiste (anti-élitiste) et une approche technocratique. Les républicains adoptent une position anti-establishment, marquée par une méfiance envers les élites – journalistes, juges, fonctionnaires –, tandis que les démocrates valorisent davantage les corps intermédiaires et les contre-pouvoirs qu’ils constituent en marqueurs centraux de leur définition de la démocratie. Ce clivage fonctionne parfaitement pour expliquer le débat actuel autour de l’indépendance des juges en France.

Foa et Mounk concluent que cette polarisation partisane et ce clivage populisme-technocratie expliquent pourquoi les institutions démocratiques peuvent être fragilisées malgré un soutien apparent à la démocratie. D’où la nécessité de comprendre que ce qui se joue n’est pas seulement un débat sur l’indépendance des décisions de justice, mais bien la capacité des citoyens à s’accorder sur des normes consensuelles visant à trouver un équilibre entre le respect des principes fondamentaux et le fait majoritaire, sans lequel il n’existe pas de démocratie apaisée. 

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