– Je ne comprends pas votre hésitation, mon général. C’est pour sauver des vies. Le drone est l’arme de demain. 

– C’est ce qu’on dit. Mais aucune action militaire n’a jamais amené la démocratie. Vous le savez aussi bien que moi.

– Qui parle de démocratie ? Il s’agit d’amener la sécurité. Et si la démocratie sur terre n’est pas possible, la dictature par les airs me va très bien. Tant que nous ne perdons pas d’hommes. De quoi avez-vous peur, mon général ?

– Que nous ne soyons plus des soldats. Tirer ne devrait pas être anodin. Vous avez déjà tenu un fusil, puisque vous en vendez. Le recul d’une arme à feu, ça peut laisser un bleu. Une arme blanche peut aussi couper celui qui la tient. Même dans un abattoir on risque toujours un coup de sabot. Là, rien. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

– Il n’est plus question de gloire, justement. Vous préférez la noblesse de l’arme blanche. Je vous comprends. Mais il y a ceux qui font la guerre et ceux qui la gagnent. 

– Comme disait le capitaine Conan : en 14, pour gagner, il ne suffisait pas de tirer dans le tas, mais il fallait y aller au couteau et le crever en le regardant dans le blanc de l’œil, le frère. Il parlait de l’ennemi. L’ennemi, c’était aussi un frère, parce qu’on partageait avec lui la même horreur et le même risque. À égalité.

– L’égalité, c’est fini, mon général. La guerre moderne est dissymétrique. Mieux vaut être du bon côté.

– Ce n’est plus la guerre. Vos drones ne sont pas des armes, ce sont des guillotines volantes. Que vais-je dire à mes soldats ? Ils se rêvaient guerriers, les voilà simples bourreaux. Des bourreaux de bureau, qui plus est, qui ne s’exposent plus jamais, ni au soleil ni au risque, et tuent à la chaîne comme on traite un dossier.

– C’est vrai, ils ne subissent plus le recul d’une arme, mais le recul de l’âme. Les coups de sabot qu’ils prennent sont psychiques. C’est pire. Ça fait des bleus qui ne se voient pas, et qui durent toute la vie. Ils ont tous le blues, parce qu’ils savent qu’en tuant ainsi, ils se tuent aussi. Au bout de quelque temps, ce sont des âmes mortes. Vous pouvez aussi les compter comme des pertes, si vous y tenez. Les opérateurs de drone sont des héros modernes, parce qu’ils doivent renoncer d’avance à tout héroïsme. Là est leur gloire.

– Quand je pense à tous ces civils...

– Il ne faut pas trop penser aux civils, mon général.

– Bien sûr que si, c’est mon rôle. Mes soldats sont des civils en uniforme, voilà tout. Vous me proposez de les enfermer dans des hangars avec des consoles, pour jouer à semer la mort depuis le ciel dans des pays où ils n’iront jamais, comme les dieux d’un Olympe devenu fou. Je ne pensais pas qu’un jour tuer serait aussi abstrait que dans un jeu vidéo très réaliste.

– Pas si réaliste que ça, justement. On ne voit ni blessures béantes, ni têtes arrachées, ni viscères. Et il n’y a pas cette odeur que vous et moi connaissons trop bien. Enfin, surtout vous. Tout ça reste très abstrait.

– Un peu trop abstrait à mon goût.

– Mais la guerre est une abstraction ! À la guerre, comme disait Hegel, on tire sur un uniforme, autant dire sur personne. Et on le tue pour rien, puisque l’État au nom duquel on se bat est une idée, un absolu, une abstraction lui aussi. La guerre, c’est tuer personne, pour rien !

– Mais on tue des personnes ! La mort n’est jamais abstraite. 

– Et elle l’est toujours. Abstraire veut dire détacher, non ? Détacher la vie des vivants, c’est l’abstraction ultime.

– Votre détachement me sidère.

– Pensez aux applications civiles. Bientôt, les livres et les disques seront livrés par drone. Ça va changer notre vie.

– Quand nous en serons là, je crains qu’il n’y ait plus ni livres ni disques. Pour l’instant, tout ce qu’ils livrent à domicile, c’est la mort.

– L’avenir n’est pas si noir. Je vois Surveiller et punir dans votre bibliothèque. Foucault y montre que quand on peut tout surveiller, on n’a plus besoin de punir. Les drones promettent de réaliser à l’échelle mondiale le panoptique rêvé par Bentham, cette structure utopique où le gardien peut tout voir sans lui-même être vu ni risquer sa peau. Quand les drones veilleront sur le monde jour et nuit, comme des yeux sans paupières, plus personne ne pourra rien cacher. Ce sera enfin la paix. La Pax Drona Americana.

– Vos drones sont une infamie. La noblesse du métier des armes suppose de risquer sa vie au feu. Pour nous, il y a pire que mourir, il y a tuer sans honneur.

– Sauf votre respect, vous êtes un rêveur, mon général. Vous n’avez plus le droit de perdre d’hommes, depuis que vous ne gagnez plus de guerres. Le drone, comme la démocratie, est un moindre mal. Je crains que vous n’ayez pas le choix.

– Je sais que je n’ai pas le choix, et que vous avez gagné d’avance. Aucun chef militaire ou civil ne peut refuser vos arguments. Mais sachez que vos drones sont la plus grande menace qui pèse sur notre sécurité. À chaque fois qu’ils tuent, ils donnent naissance à dix terroristes. La guerre zéro mort d’aujourd’hui en fera mille demain. N’oubliez pas de le préciser à vos clients : vos drones sont des boomerangs.

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