Surgissant au jour
immondes d’une eau immonde,
couverts de glaires et de sang,
retournant à la terre
gémissantes et puantes
charognes,

et, comme si cela n’était pas suffisant,
pas assez risible, bonne blague,
joyeuse ronde, trop peu d’ordure
et trop peu de ténèbre,

voici les grandes inventions :
abattoirs hymnes et bulles
avortements empires cachets
sempiternels cris sur les quais
serments-au-drapeau gazomètres
abat-jour de triste peau humaine,
vertus prônées par l’assassin, le comptable,
le ministre, promulgation de lois :
yeux de verre intérêts des intérêts coups de feu.

Et nous surgissons sanglants au jour
et retournons à la terre détrempée
comme si tout cela n’était
pas assez sinistre.

Traduction de Roger Pillaudin
Mausolée précédé de Défense des loups et autres poésies, traduit de l’allemand par Roger Pillaudin et Maurice Regnaut
© Gallimard, 2007

 

L’Allemand Hans Magnus Enzensberger avait 15 ans à la chute du régime nazi. S’il fréquente les milieux marxistes pendant la guerre froide, c’est en observateur critique, en mauvais croyant. Car son art se méfie des certitudes comme des utopies. Faut-il ranger le progrès parmi celles-ci ? « Les grandes inventions », paru en 1960 dans Parler allemand, s’ouvre et se clôt par une évocation de la condition charnelle de l’homme. Pas de chant de gloire : la naissance et la mort ne sont qu’une histoire de fluides répugnants. Entre les deux, un paragraphe énumère d’autres ténèbres. Dans le désordre, comme sorties d’un catalogue publicitaire, les atrocités commises sous le IIIe Reich côtoient les manifestations ordinaires du pouvoir et de l’orgueil des hommes. Et vous croyiez trouver le salut par la science ? En 1975, Enzensberger rassemble dans le recueil Mausolée « trente-sept ballades tirées de l’histoire du progrès ». Le souci documentaire se lie aux plaisirs du collage pour une réflexion sur la psyché des découvreurs, qu’ils soient mathématiciens ou penseurs révolutionnaires. Autant de poèmes qui préfèrent à l’hagiographie la description décapante de solitudes, de luttes et de manies. Une nouvelle hérésie d’un intellectuel indocile qui s’attaque toujours aux faux agneaux autant qu’aux vrais loups. Aujourd’hui célèbre pour ses romans, ses essais, ses activités éditoriales, il continue à dénoncer les outils de surveillance de notre « régime post-­démocratique », parmi lesquels ces merveilles technologiques : les drones. 

À lire du même auteur, Le Panoptique chez Alma.

 

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