Le drone tueur, instrument d’assassinats extrajudiciaires, est un objet fascinant pour les spécialistes de stratégie militaire. Ils y voient l’aboutissement de la « révolution dans les affaires militaires », ce mouvement de transformation des armées initié après la guerre froide qui a mis en avant les frappes aériennes – qu’on dit chirurgicales –, le renseignement et la guerre « technologique ». Les premières frappes ont eu lieu en 2002 en ­Afghanistan. Sous la présidence de ­Barack Obama, l’usage des drones est devenu massif et doctrinal non seulement pour mener la guerre en ­Afghanistan, mais aussi dans les pays qui sont à la fois les alliés et les cibles des États-Unis dans la « guerre contre le terrorisme » (Pakistan, Yémen, Somalie). Une guerre qui, doit-on le rappeler, n’a de guerre que le nom et se rapproche, par ses moyens et son absence de cadre légal, plus des opérations de la CIA pendant la guerre froide que d’un conflit armé.

C’est aussi un objet d’interrogations pour les philosophes et politistes. On y lit une évolution radicale du rapport des citoyens à l’État, de la nation en armes démantelée par la réforme des armées et la fin de la conscription, ainsi qu’une profonde transformation de la signification de l’héroïsme, de la mort violente à laquelle l’individu consent... Les deux formes d’interrogations se rejoignent. D’une part, on constate que le drone « déshumanise » – on parle d’unmanned planes, des avions sans homme, ou inhumains. On s’interroge sur l’arrière-fond moral de la mort à distance, de l’assassinat par joystick. D’autre part, on souligne que le drone répond à un problème pour les gouvernants des démocraties libérales : celui des « body bags », des citoyens-soldats morts au combat. Citoyens dont les pères, les frères, les mères, les sœurs votent et peuvent sanctionner le coût humain d’une déclaration de guerre, d’une opération extérieure, d’une intervention humanitaire. Les responsables politiques le savent bien : les drones dépolitisent, ils abaissent le coût politique de la guerre. Enfin… du côté de l’envoyeur. 

Si l’on s’interroge, en revanche, sur le sens philosophique et le coût politique de l’usage des drones assassins dans les pays où ils se déploient, les réponses à ces interrogations largement ethno­centrées sont tout autres pour les sociétés qui en sont victimes. Le drone coûte cher aux États qui autorisent le survol de leur espace aérien et l’assassinat de leurs populations ou de leurs résidents par une puissance étrangère. Il leur coûte politiquement, moralement, symboliquement. 

Au Pakistan. Les drones qui opèrent dans les zones tribales ruinent, depuis quinze ans, le peu de légitimité que le gouvernement central d’Islamabad avait auprès des populations pachtounes marginalisées de ces régions. Ils apportent en revanche de nouveaux zélotes aux talibans et créent des vocations militantes sur fond d’antiaméricanisme virulent. 

Au Yémen. En entamant son crédit auprès des responsables tribaux des régions de l’Est du pays – Marib, Abyan, Shabwa, Al-Bayda, Hadramaout et ­Dhamar –, qui sont ciblées par la CIA en tant que havres supposés d’Al-­Qaida dans la péninsule Arabique, les drones américains ont coûté cher au ­président-dictateur Ali Abdallah Saleh, et probablement précipité sa chute. Les frappes se sont intensifiées en 2009, quand le réseau affilié à Oussama Ben Laden a quitté l’Arabie saoudite pour se relocaliser au Yémen, et à nouveau depuis 2011. Aujourd’hui, dans les régions rurales et tribales, ces opérations minent chaque jour un peu plus la fragile légitimité du gouvernement de transition né du printemps yéménite en 2011-2012. Comme au Pakistan, le drones renforcent la sympathie pour les mouvements djihadistes antiaméricains.

En Somalie. Les drones employés dans ce pays auraient coûté sa souveraineté au gouvernement de transition somalien, s’il lui en restait encore une parcelle, s’il en avait jamais eu la moindre. Maintenu en vie de manière artificielle par la politique américaine et l’assistance internationale, le gouvernement se nourrit de l’aide humanitaire et n’exerce aucun contrôle réel sur le pays. Les drones ont ici essentiellement une fonction de surveillance : surveillance de la piraterie et des mouvements le long des frontières maritime et terrestre de ce que le Pentagone appelle encore le « bastion de la terreur ».

BILAN. Les données concernant les drones, leur usage, les victimes collatérales qu’ils provoquent sont difficiles à obtenir et à vérifier. D’après une étude menée par la faculté de droit de l’université Columbia (États-Unis) sur les statistiques de mortalité liée aux drones dans les régions tribales du Pakistan, entre 15 et 23 % des morts par drone au cours de l’année 2011 seraient des civils. Le Bureau du journalisme d’investigation (BIJ), une ONG basée à Londres, compte pour le Pakistan, entre 2004 et 2014, 404 frappes dont 353 sous la présidence de Barack Obama, avec entre 2 396 et 3 882 victimes dont 17,3 à 27,7 % de morts civils. Au Yémen, entre 2002 et 2014, les bombardements incluant les attaques de drones, les missiles lancés à partir des navires américains postés en mer Rouge et dans le golfe d’Aden, et les bombardements stratégiques, totalisent probablement entre 187 et 283 frappes, et entre 864 et 1 477 victimes dont 16,2 à 17,3 % de civils. Sans compter les blessés. En Somalie, l’incertitude est encore plus forte : depuis 2007, on parle de 14 à 20 opérations ciblées, frappes de drones et autres, totalisant entre 56 et 171 morts avec entre 12,5 et 28 % de civils.

Décomptes macabres, fastidieux, probablement inexacts mais nécessaires, ne serait-ce que parce qu’ils remettent en question le rêve occidental de la guerre propre. 

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