Le portrait de Mme Précilda de Guillebon (1959)

C’est en recevant la commande d’une effigie de Mme Précilda de Guillebon, l’épouse du directeur de l’École polytechnique, que Christo fera la connaissance de sa fille : Jeanne-Claude. Ensemble, ils partageront une existence entière et des ambitions artistiques d’une incroyable audace. Mais, à l’origine, Christo est un jeune réfugié bulgare qui a reçu une formation classique et dont les œuvres du début dénotent d’évidentes qualités de dessinateur et de portraitiste. Ici, il signe certes des effets de matière très vifs, aux limites du grumeleux, mais ne cède jamais à un expressionnisme furieux : les proportions sont respectées, les accords chromatiques entre les gris-bruns, les rouges et la carnation de la peau se montrent d’une grande justesse. Si déchaînement et bouillonnement il y a, ils sont comme contenus dans la fermeté élégante de la bouche fermée et du regard bleu du modèle. Sans aucun doute, Christo aurait pu être un grand peintre. Il fera mieux : il deviendra un immense artiste. 

Christo Javacheff, Portrait de Précilda de Guillebon, 1959

 

Les cratères (série, années 1960)

Au lieu d’une peinture lisse, plane et représentant un sujet par une image, les Cratères de Christo, faits de métal, de glue, de colle, de sable, sont comme des topographies ou des modélisations de surfaces lunaires. La matière y est omniprésente, appelle presque le toucher autant que l’œil et flirte ainsi avec la sculpture. Il faut dire que les années 1950-1960 sont marquées par de nombreuses expérimentations de ce type, dans la continuité, entre autres, des effets d’épaisseur et de concrétion qu’on peut observer chez Jackson Pollock, avec ses effusifs drippings. Mais c’est surtout à un certain Jean Dubuffet, héraut de l’art brut et figure incontournable de la scène intellectuelle et culturelle de l’époque, que Christo doit beaucoup dans ces œuvres. Cette minéralité, cette sensualité aréneuse, le jeune Bulgare en avait vu le potentiel en 1959 lors d’une exposition de Dubuffet à la galerie Cordier. Ici, on peut penser à de grandes vues cosmiques et à des rêves de conquêtes spatiales ; ce ne serait pas faux, et c’était en effet aussi l’air du temps. Mais, à bien y songer, Christo cherche surtout à élaborer une nouvelle texture, c’est-à-dire une peau… Bientôt, il en créera de gigantesques, avec l’envie d’envelopper le monde entier. 

Christo, Cratère, 1960, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris, France
Wolfgang Volz
© 1960 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Le Rideau de fer (1962)

C’est dans le port de Cologne, à l’été 1961, que Christo commence à développer une fascination pour ce qu’il nommera des « monuments temporaires » : la simple accumulation de tonneaux par des dockers le comble de bonheur. Il y a d’ailleurs un léger doute historique sur les toutes premières œuvres de ce type : Christo s’est-il contenté de s’approprier des tonneaux empilés par des dockers sans intervenir physiquement ou a-t-il lui-même arrangé la chose ? Deux hypothèses s’affrontent. En revanche, un an plus tard, à Paris, on peut en être certain : ce sont bien Christo et Jeanne-Claude qui, le soir du 27 juin 1962, investissent la très étroite rue Visconti (une largeur moyenne de 3 mètres) et y érigent une structure de barils haute de plus de 4 mètres pour couper la circulation. Évidemment, au-delà du happening, impressionnant en soi, et de la singulière beauté plastique de tous les ronds aux teintes industrielles, c’est la dimension politique du projet qui fait sens. Il s’agit d’une réaction directe à la construction du mur de Berlin. Christo et Jeanne-Claude finiront au poste après leur exploit, arrêtés pour quelques heures, certes, mais lancés pour marquer l’art de leur temps… 

Christo et Jeanne-Claude, Wall of Oil Barrels – The Iron Curtain, rue Visconti, Paris, 1961-1962
Jean-Dominique Lajoux © 1962 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Le Cheval empaqueté (1963)

En 1960, le très influent critique Pierre Restany écrit un Manifeste du Nouveau Réalisme, un mouvement d’avant-garde qui reprend de nombreux concepts de Marcel Duchamp et du mouvement Dada pour les réactualiser. « Les Nouveaux Réalistes considèrent le Monde comme un Tableau, le Grand Œuvre fondamental dont ils s’approprient des fragments dotés d’universelle signifiance », écrit Restany. Christo n’appartient pas tout de suite à ce courant, mais il gravite autour et expose enfin avec ses membres en 1963. Avec son cheval empaqueté, un simple « dada » sur roulette, il attire de manière paradoxale l’attention sur un fragment de la réalité. C’est précisément en obstruant la perception de l’objet plutôt qu’en la facilitant que le jouet se révèle pleinement, dans toute sa puissance émotive. Empaqueté, il ressemble à la fois à un cadeau, à un détritus ou à un animal dignement momifié. Son sens est comme démultiplié, au gré d’une intervention plastique minimale mais parfaitement maîtrisée. L’art, comme un jeu d’enfant… 

Christo, Wrapped Toy Horse, 1963
Collection Sheila van der Marck, Huntington Woods, Michigan, États-Unis
Dirk Bakker © 1963 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Valley Curtain (1970-1972)

Bien sûr, on pourrait se contenter de chiffres ; ils donnent suffisamment le vertige : 18 600 mètres carrés de nylon orange sont déployés au-dessus de la route 325 ; 27 cordages, installés par une trentaine d’ouvriers, une pelletée d’intérimaires et d’étudiants, doivent permettre de tenir le rideau de 381 mètres de long… Il y a des fondations de 864 tonnes de béton pour tenir le tout. Mais le Valley Curtain n’est pas qu’un exploit technique. Il est surtout une évolution décisive. Jeanne-Claude et Christo ont cette fois préféré la nature à la ville, la fluidité d’un tissu frappé par les vents aux murs statiques de baril, la transparence à l’opacité. Il y a quelque chose d’infiniment lyrique dans cette œuvre que le couple prépare entre 1970 et 1972 ; ce n’est pas une coupure dans le tissu urbain, encore moins un acte militant ou agressif, mais un hommage aérien, presque immatériel, aux grandeurs des paysages terrestres. L’œuvre se fond dans les massifs rocheux du Colorado, entre Grand Junction et Glenwood Spring, et vient en souligner les formes, les rythmes, les couleurs et les lumières. Certes, cette gigantesque voile ne tiendra pas longtemps, seulement 24 heures, la faute à des vents trop violents. Il faut la décrocher. Mais pour les quelques automobilistes qui l’auront vue, le souvenir en demeurera éternel… 

Christo et Jeanne-Claude, Valley Curtain, Rifle, Colorado, 1970-1972
Wolfgang Volz © 1972 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Surrounded Islands (1980-1983)

C’est peut-être l’œuvre la plus extravagante de Christo : onze îlots de la baie de Biscayne en Floride se trouvent entourés d’un tissu flottant d’un rose magenta électrique, presque gourmand, entre raffinement floral et vulgarité des cités balnéaires dorées. Le paysage en est complètement transformé. Au total, ce sont soixante hectares de polypropylène qui ceignent les différents petits morceaux de terre ferme. Vus du ciel, ces grands pétales artificiels contrastent admirablement avec les eaux bleues et, parce que les plages sont également recouvertes, on croit voir surnager les longs massifs d’arbres. L’œuvre a-t-elle une portée environnementale ? Le fait est que ces îlots servaient surtout à stocker des détritus pour la ville de Miami : 40 tonnes de déchets furent d’ailleurs évacuées par les artistes pour qu’ils puissent finaliser leur projet. Mais c’est surtout l’incroyable expérience plastique et poétique qui frappe ici l’imagination, un peu comme si les Nymphéas de Monet avaient soudain pris des proportions titanesques… 

Christo et Jeanne-Claude, Surrounded Islands, Biscayne Bay, Greater Miami, Florida1980-1983
Wolfgang Volz © 1983 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Le Pont-Neuf (1975-1985)

Une question, d’abord : qu’est-ce que le Pont-Neuf ? Le plus ancien des ponts parisiens, une architecture à la fois historique et emblématique, datant d’Henri IV, dont la statue équestre en bronze domine d’ailleurs l’édifice (et que Christo n’empaquettera pas). Le Pont-Neuf est à la fois une merveille de l’humanité et une carte postale pour touristes. S’attaquer à lui, pour Christo et Jeanne-Claude, c’est d’une certaine manière jouer avec nos représentations les plus profondes ; c’est une désacralisation perturbante, c’est une appropriation mégalomaniaque, c’est une folie moderne infligée à ce qui est stable et classique. Bref : c’est un geste artistique, un vrai, avec tout ce qu’il comporte de débats et de polémiques. Ce projet (40 876 mètres de toiles ignifugées, 11 kilomètres de corde, 19 millions de francs couverts par l’artiste) réalisé le 23 septembre 1985 dans la ville de Chirac, est aussi un symbole parmi d’autres des années Lang – on pense ainsi aux Deux Plateaux de Buren et à la Pyramide de Pei. Pour Christo, c’était surtout une façon de transformer une architecture en sculpture et de jouer ainsi sur la confusion des genres et le renversement des échelles. En cherchant bien, on trouve encore aujourd’hui des tout petits morceaux de la gigantesque toile dans le commerce : d’infimes reliques qui ne couvriront pas plus qu’un auriculaire, mais ce n’est déjà pas si mal. 

Christo et Jeanne-Claude, The Pont-Neuf Wrapped, Paris, 1975-1985
Wolfgang Volz © 1985 Christo and Jeanne-Claude Foundation

 

Le mastaba de la fondation maeght (2016)

Le mastaba est à l’origine un édifice funéraire de l’Antiquité, dont les plus fameux exemples se trouvent en particulier sur le site de Gizeh : la base en est rectangulaire, avec deux pans inclinés, et forme ainsi une espèce d’immense banquette trapézoïdale. Christo et Jeanne-Claude avaient le projet d’en réaliser un à la Fondation Maeght dès les années 1960, en déclinant et en réinventant leurs murs avec des barils. Toutefois l’œuvre n’aboutit pas. Un premier est construit en 1968, mais en intérieur, à l’université de Pennsylvanie ; et le dernier bâti, à ce jour, a été celui de Londres, en 2018, dont les 7 506 les barils flottaient sur un lac de Hyde Park. À Saint-Paul-de-Vence, il a fallu attendre 2016 – Jeanne-Claude est alors décédée depuis sept ans – pour que le monument éphémère soit enfin élaboré et présenté au public, au cœur du fabuleux domaine conçu par Josep Lluis Sert, dans la cour Giacometti. Le pan incliné, où alternent le rouge et le bleu, fait songer à de curieuses marches, à la fois immenses et courbes, menant au ciel ; il imprime une dynamique extraordinaire, comme une sorte de poussée d’énergie, une puissance ascendante. La trivialité des 1 000 barils qui composent la structure est ici transcendée pour constituer in fine un lieu sacré. Mieux encore : tout semble pouvoir s’écrouler et rappelle, dans la solidité même du monument, le caractère éphémère d’un court moment. 

Christo et Jeanne-Claude, Mastaba de la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 2015-2016
© S. Vermassen / Christo 2016

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